Antoine Bertot présente ici aux lecteurs une nouvelle collection, “Poursuites et ricochets”, à lamaindonne et deux de ses premiers livres.
Guillaume Geneste, Tout autour de la photographie, collection « Poursuites et ricochets », lamaindonne, 2023, 20€
Marie-Hélène Lafon, Une autre vie, collection « Poursuites et ricochets », lamaindonne, 2023, 20€
Les éditions lamaindonne créent une nouvelle collection intitulée Poursuites et ricochets, qui s’ouvre avec deux livres : Tout autour de la photographie de Guillaume Geneste, Une autre vie de Marie-Hélène Lafon. L’enjeu est de proposer à des auteurs d’écrire à partir de photographies familiales. Ils sont invités aussi à répondre à la citation de Denis Roche, qui souligne pourtant une différence essentielle entre photographie et écriture : « Ne rêvons pas… Laissons aux photos d’être des ricochets, et aux phrases d’être des poursuites. » La photographie procéderait par rebonds, discontinuités et serait capable de troubler la surface des choses, avant de sombrer dans l’oubli, faute de discours pour la soutenir. La « phrase », au contraire, chercherait à rejoindre ce qui la devance, et serait avant tout à la recherche du sens. Les livres de Guillaume Geneste et de Marie-Hélène Lafon font de ce silence de la photographie le point de départ de leur écriture.
C’est à nouveau Denis Roche qui donne son titre au livre de Guillaume Geneste, Tout autour de la photographie. Alors qu’il regardait ses images argentiques tirées par Guillaume Geneste lui-même1, il prononça cette phrase : « Ce qu’il y a de formidable avec la photographie, c’est tout ce qu’il y a autour. » Le poète déplace l’intérêt de l’image vers les « circonstances ».
Chaque chapitre du livre confronte une photographie de famille (allant d’un ambrotype de 1870 à une capture d’écran de 2008) et un texte qui déplie le contexte et la manière dont la photographie parvient à l’auteur, avec ses histoires conservées et ses oublis. Dans la recherche d’archives, ce qui intéresse Guillaume Geneste est de répondre à une « angoisse » de la disparition des apparences, mais aussi du souvenir et des noms qui y sont rattachés : « Tout autour de la photographie, il y a l’angoisse, celle qui me prend physiquement dans les entrailles, de voir et de ne jamais savoir. »
Les photographies exposent la nécessaire dégradation de la matière. On y voit des taches, des rayures, des déchirures, un grain très marqué, une teinte jaune qui manifestent le passage du temps, et donnent corps, sans doute, à l’érosion de la mémoire. Les textes expliquent ces marques. C’est le cas d’un portrait de naissance qui montre l’auteur nourrisson et sa mère, dont le visage est coupé obliquement au niveau des lèvres pour qu’on ne puisse voir la « paralysie faciale qui la défigurait ». Mentionnant cela, l’auteur ne reconstitue pas le visage de sa mère, n’en comble pas le manque, mais donne voix aux émotions et aux craintes d’une mère ne voulant apparaître de la sorte avec son enfant. C’est le cas aussi du texte qui jouxte une image aux couleurs un peu pâles et d’une netteté moyenne, représentant l’arrière-grand-mère de l’auteur. Guillaume Geneste précise qu’il s’agit d’une image récupérée d’un film super 8, jusque-là perdu dans les archives familiales, dont il fit, par capture d’écran, une nouvelle photographie, un nouveau souvenir : « Je me souviens avoir été fortement ému en reconnaissant mon arrière-grand-mère Jeanne Bouton dans son jardin, bêchant et ramassant ses patates à l’âge de 80 ans comme je l’avais toujours entendu dire sans avoir pu mettre sur ce souvenir, jusqu’à ce jour en tout cas, d’autres images que celles que je m’étais fabriquées mentalement. Cette nouvelle image effaça ces dernières à tout jamais. » Guillaume Geneste s’attache ainsi aux usages de l’image, aux résurgences inattendues de la mémoire, et à la continuité de la vie au-delà de la perte.
Marie-Hélène Lafon ne raconte pas, quant à elle, la recherche d’images. Elle s’intéresse à des photographies qu’elle a « toujours connu[es] ». Cependant, le silence qui les entoure est aussi le cœur de l’ouvrage. Ce corpus est constitué des photographies du service militaire de son père au Maroc, dans lesquelles elle découvre « un autre vie », un autre père que celui qu’elle a connu, avant qu’il ne devienne paysan dans le Cantal et père. Chaque chapitre rend compte d’un écart entre l’image que l’autrice a de son père, austère et rude, et les images marocaines, ensoleillées et légères. A propos d’une photographie de son « père en travesti », déguisé en ménagère, vêtu d’une robe et portant une poêle à frire, elle écrit en effet : « Cette photo du Maroc, celle-là et les autres, celle-là peut-être plus que les autres, ouvrent des brèches que j’espère heureuses, ou du moins joyeuses, dans la vie du jeune homme qui deviendrait mon père, ce père, le père qu’il fut, vaillant, violent, verrouillé, caparaçonné, amputé de la joie, la peur chevillée au corps comme une maladie contagieuse ». Marie-Hélène Lafon s’engouffre dans ces « brèches » moins pour enquêter, savoir exactement, que pour entrevoir des possibles : « Je flaire des pistes, je suis des traces, je tisse ». Elle construit ainsi le récit de cette « parenthèse » autrement inimaginable, perdue. La voix de Marie-Hélène Lafon s’en trouve teintée de douleur, d’incompréhension. Par exemple, à propos d’une photographie représentant son père entouré d’enfants, elle précise : « il deviendra père, c’est imminent, à vingt-cinq ans il sera père de trois enfants et ne posera pas avec eux, les trois, jamais, on n’a pas ces photos-là, elles n’auront pas été prises ». Mais il n’y pas, dans ces récits, que la mélancolie suscitée par l’absence d’une vie familiale sereine et rieuse. Il y a aussi l’exigence de regarder et d’affronter ce qui pour un enfant demeure mystérieux : la vie d’un parent avant lui, d’autant plus quand cette vie semble plus facile. Marie-Hélène Lafon n’explique pas ce mystère ; elle s’en approche, n’en restant qu’au conditionnel face à la certitude de « lendemains qui n’ont pas chanté ». De son père sur une bicyclette, elle dira : « Il serait dans l’abandon du loisir, dans la gratuité de la vacance, aux lisières indécises du jeu : ce sont des pistes, elles s’ouvrent dans les interstices de l’image et me laissent indécise ou démunie ». C’est une manière de sonder cette joie étrange, de ne pas se l’approprier, d’en reconnaître l’existence. Une manière aussi de reconsidérer sa propre mémoire.
Antoine Bertot
Guillaume Geneste, Tout autour de la photographie, collection « Poursuites et ricochets », lamaindonne, 2023, 20€
Marie-Hélène Lafon, Une autre vie, collection « Poursuites et ricochets », lamaindonne, 2023, 20€
1 Sur le métier de Guillaume Geneste, celui de tireur argentique, nous conseillons la lecture d’un de ses livres, publié également à Lamaindonne, Le tirage à mains nues.
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Extrait d’Une autre vie
« Le sourire de mon père me saute à la gueule.
Toujours les traces des corps, des gestes, des voix, des intonations des ascendants dans les corps, les gestes, les voix, les intonations des descendants émeuvent, bouleversent, retournent, me retournent. Ces sont des résurgences, elles me traversent, me travaillent, travaillent les textes que j’écris depuis plus d’un quart de siècle ; elles strient les textes, les scarifient, les secouent, les caressent, frémissent dans leurs silences.
La photo du sourire de mon père est aussi celle du palmier ; enfin, je crois que c’est un palmier, je suis nulle en palmiers. Je suis meilleure en frênes, en hêtres, en noisetiers, en érables, en peupliers, voire en bouleaux, en chênes, ou même en platanes. Je suis comme mon père qui n’avait jamais vu de palmier avant 1957 et n’en revit plus après 1959. Le palmier, le maillot de bain, le parasol, la plage de mon père sont d’un exotisme radical, ils ouvrent dans sa vie une parenthèse, peut-être enchantée, probablement douce, joyeuse, capiteuse, charnelle et cicatricielle ; je tâte de l’adjectif, j’avance à tâtons sur les traces du personnage que devient mon père dans une autre vie que la sienne. »