Isabelle Baladine Howald, « M », lu par Yves Boudier


Yves Boudier explore en détail, pour nous lecteurs, la relation du livre d’Isabelle Baladine Howald avec le domaine du conte



Isabelle Baladine Howald, M, éditions isabelle sauvage, 60 pages, 2024, 13€


À la lecture de M, d’Isabelle Baladine Howald



… Mais le roi avait une mère méchante
à laquelle ce mariage ne plaisait pas.
Les Six Cygnes,
Grimm 1812

Je lis, or je ne sais ni ne comprends vraiment, je me garde d’aller trop vite, je projette, je ramène à ma propre histoire malgré moi, je m’accroche à quelques fragments qui échappent au solipsisme et que je pense pouvoir partager, faire miens, je suis quelque peu perdu bien qu’ému par ce quelque chose qui me traverse sans laisser les mots qui permettraient de me faire une représentation autre que ces figures fugaces qui apparaissent et disparaissent, comme d’inattendus battements de lumière. Vertu de ces livres qui mettent en écho le soi et l’autre, sans que l’on ne sache très bien comment l’émotion s’invente. Est-ce parce que la langue native est dite maternelle que se noue dans la plus profonde complexité les balbutiements du sujet, et plus particulièrement encore lorsque celui-ci passe à l’épreuve de l’écriture de soi ?

Dans ces poèmes d’Isabelle Baladine Howald, on est d’emblée saisi par un réseau de bégaiements, de césures, de discontinuités, d’entrecroisements des affects, en échos implicites aux lectures et relectures des récits qui, dans leur mystère clairvoyant, parlent les ambiguïtés du rapport au monde des êtres et des choses – animaux compris, développant et filant la métaphore au mille visages, continuée et renouvelée au fil de mille aventures, celles qui sont à l’origine de l’écriture de ce patrimoine indépassable que constituent les contes, précisément ici Les six cygnes des frères Grimm. Voilà peut-être une des clefs qui ouvre ce terreau de sensations et d’émotions où l’on ressent les vibrations en étoile d’un noyau narratif ardant au cœur d’une chair à la fois connue et inconnue, registre irréductible plus qu’inoubliable, point solaire autour duquel rayonne et se déploie le récit de tel et tel conte.




Ainsi, est-ce au lecteur de donner vie à ces albums d’images extravagants, de combler de son désir les non-dits et de combattre de la sorte ses frustrations, autrement dit d’être attentif aux creux du récit et de se faire témoin et plus encore complice de la dissolution des apparitions multiples de la malveillance convertie en un nouvel ordonnancement du monde et de ses actants.

Un procès sans sujet ? Non, bien au contraire, ce serait en l’occurrence davantage l’excès de propositions de subjectivations, d’identifications, qui caractériserait cette dialectique, ce va et vient d’une volonté de faire naître un sens entre l’expérience intime du monde et de la parole médiée, mais ô combien radicale, du conte. Et c’est là précisément qu’un personnage l’emporte sur tous les autres dans sa capacité à mettre en résonance les éléments qui composent la matrice de ce type de récits, la marâtre, figure de la belle-mère, dont l’origine est troublante. De la mastrata latine en effet, en passant par Furetière (qui atteste en 1684 de la bascule péjorative : femme d’un second lit qui maltraite les enfants d’un premier, pour avantager les siens), jusqu’à ce syntagme apparemment paradoxal qui joint belle et mère pour désigner un personnage que l’on aurait plutôt tendance à nommer mauvaise-mère, il ne faut oublier le sens médiéval de « beau/belle », signifiant alors « cher/chère », et prendre la mesure de la puissance d’accroche fantasmatique d’une telle figure : M la maudite ? Dirions-nous avec Lamartine, « Ô marâtre de l’homme! Sois maudite à jamais dans le nom qui te nomme ! »  

La réussite de ce beau livre d’Isabelle Baladine Howald tient dans la manière dont la leçon polymorphe du conte résonne en profondeur dans l’écriture du poème. Son économie prosodique parvient à reproduire cet effet de puissance propre au conte dont l’écriture à l’inverse de celle du poème nécessite un cheminement de longue durée, une prose portée de l’intérieur par sa possible mise en voix, en paroles échangées. Le silence du poème ici domine, avec ses fractures, son jeu téméraire mais discret autour du phonème [m], du sonore pur au pronominal qui renvoie au Je, à la seule lettre apostrophée qu’est le J’, dans son extrême paucité et puissance à la fois, abandonnant l’être pour l’avoir, le je suis pour répéter un j’ai, non auxiliaire de participes absents, au profit de l’expression d’une douleur intime :  J’     ai la bouche entaillée    d’avoir léché la pierre  / pour sentir le goût de quelque chose.

La lecture des contes conduit à une mise en relation, consciente ou non, de chaque roman familial avec les troubles que connaissent les structures de parenté internes à leur structure. Cette réflexivité des émotions par une telle mise en regard, en réciprocité, se construit à la fois dans la distance (décalage fictionnel et temporel oblige) et dans l’adhésion la plus saisissante et complaisamment compère des enjeux portés par le récit explicite du conte, une posture émotive nécessaire à la jouissance de lecture, faite d’effroi et de séduction. Or, ce vis-à-vis des matériaux sémantiques ne disparaît jamais – et c’est heureux sûrement – dans un enchâssement providentiel, un tissage accompli, une forme rêvée d’accouplement qui générerait un apaisement rédempteur des conflits non résolus, voire leur disparition.

Retrouver une langue possible pour le corps, comme Isabelle Baladine Howald le suggère et le tente, s’avère être la seule voie qui conduise le sujet à se dépasser, à échapper à cette emprise des marges resserrées de récits en tension vers cette impossible union que serait celle de l’intime de soi et de l’extime des contes. Au célèbre « Sois sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille » baudelairien, succèdera au-delà de la traversée mallarméenne du « vide papier que la blancheur défend » la reprise des choses qu’on ne partage pas choses mouvantes / qui n’appartiennent qu’à soi. Alors, une page blanche séparera-t-elle ces deux mondes, ces deux modes d’énonciation en marquant une distance dans le temps et un espace vierge dans l’écriture qui, comme dans le final du conte Les six cygnes, contrediront une trop violente solution de continuité, en libérant les masques au profit d’une réincarnation des vivants. Cependant, une part manquante apparaîtra qui sera celle d’une manche absente de la dernière des petites chemises rédemptrices, certes métamorphosée en aile de cygne au dos du plus jeune frère. La jeune reine, qui avait sous la contrainte d’un pacte conclu avec ses frères-cygnes fait vœu de ne plus parler, est libérée de ce sortilège à l’instant même où les enfants reparaissent et ainsi s’ouvre à son époux : « …maintenant j’ai le droit de parler et de te dire que je suis innocente et que l’on m’a faussement accusée ». La belle-mère aux ruses sanguinaires sera « attachée au bûcher et réduite en cendres ». Rien ne résiste à la parousie des frères réincarnés, ré-humanisés. Tout est là, avec ce frère étrangement devenu ange mal ailé, avec cet aveu libérateur d’une jeune femme abusée et interdite de parole, double ponctuation pour que le récit à venir dans l’esprit du lecteur se nourrisse d’un mystère irrésolu propre à l’écriture inachevée-inachevable du conte comme l’un des modèles absolus de notre littérature. Tout semble apaisé. Méfiance et bonheur ?

À chacun maintenant de lire et découvrir M, de connaître la douleur et son dépassement, de s’étonner qu’une écriture en poèmes puisse à ce point témoigner de la souffrance et de voir comment mailles rassemblées  traîne réajustée  trame retissée / velours se moire dans l’air  ailes  ton aile mon frère / mon cygne / s’envolent en bruissements, comment une écriture conjure présents morts  non ouverts non  mémoire fautive. En transcendant les violences vécues, Isabelle Baladine Howald a trouvé dans l’in-quiétude réparatrice d’un conte la force d’écrire, serrée contre son cœur et son corps, un livre qui court hors d’haleine de l’obscur à la lumière, celle de l’apaisement qu’offre la vie continuée, l’enfance renouvelée, qui a tout recousu / Ronceclaire fée Clochette dans cette lumière d’août.

Yves Boudier