Interview avec Béatrice Bonhomme, par Grégory Rateau [III/4, Entretiens]


Grégory Rateau, dans cet entretien approfondi, interroge Béatrice Bonhomme sur son enfance, sa poésie et son important travail de transmission.



Béatrice Bonhomme, est poète (lauréate du Prix Mallarmé), critique littéraire, professeur des Universités et directrice de la Revue NU(e), revue de poésie et d’art, fondée en 1993. Elle tisse par les mots un rapport très intime avec les paysages traversés ou fantasmés. Son dernier recueil, Murmurations des oiseaux, vient tout juste de paraître à la Rumeur libre.



L’unité en poésie et la transmission


Grégory Rateau : J’ai lu quelque part que votre père était peintre. Vous avez dans vos livres un rapport très charnel aux êtres et aux choses qui vous entourent. La peinture vous a-t-elle inspirée dans votre démarche de poète ?

Béatrice Bonhomme
 : Oui mon père Mario Villani était peintre. Le lien à la peinture est comme le lien aux mots, un lien charnel, physique. J’ai été élevée dans l’odeur de peinture et de térébenthine. Mon père, au début, n’avait pas d’atelier. Il n’avait pas d’autre ambition que de créer. Il était comme un artisan, un bricoleur, qui marouflait partout des toiles, utilisait des pigments, de la colle, des pinceaux, des palettes. C’était concret. Les couleurs, c’était de la matière, du matériau. Je ne faisais pas vraiment de différence entre la table de la salle à manger et un appentis où poser des pots de couleurs. L’art faisait partie du quotidien, on vivait au milieu, parmi les tableaux, les fresques peintes sur les murs, les vitraux de couleur. C’était partout. J’étais parmi la peinture comme parmi les meubles auxquels on se tient pour apprendre à marcher, les mots auxquels on s’accroche pour apprendre à parler ou à lire. La peinture, c’est pour moi une langue première aussi charnelle, matérielle et physique que le langage des mots. Mon père recevait une revue. Elle s’appelait L’Œil et je passais du temps à la feuilleter un peu, sans trop comprendre. Ma mère me donnait, chaque jour, une petite reproduction de tableau, ou l’image d’un monument historique, et elle me demandait de le décrire et d’en rédiger la description. Je pense que la peinture fait, depuis l’enfance, partie de ma vie et dans un certain nombre de mes poèmes, comme ceux de La Maison abandonnée par exemple, qui décrit une fresque, on retrouve cette habitation dans la peinture. J’ai travaillé avec de nombreux plasticiens pour la revue Nue et pour mes livres d’artistes. Je pourrais citer Serge Popoff, Albert Woda, Alexandre Hollan, Farhad Ostovani, Nasser Assar, Sonia Guerin, Alberte Garibbo, et beaucoup d’autres. J’ai expérimenté ensuite ce lien à la peinture et à l’enfance sur d’autres supports comme les lanternes magiques, les diaporamas qui constituent aussi l’enfance du cinéma, et c’est ce travail que je présente dans « Poumon d’oiseau éphémère » et « Kaléidoscope d’enfance », que l’on peut retrouver en ligne.


G.R. : Pourriez-vous vivre ailleurs que face à la Méditerranée ? En quoi cette mer est-elle si importante pour vous qui avez passé votre enfance en Algérie ?

B.B. : Alger, c’est l’histoire de mes grands-parents et de mes parents et ce n’est plus vraiment la mienne, même si on hérite toujours du passé. Mon père et ma mère descendent de familles méditerranéennes d’origine italienne, napolitaine, grecque ou corse, qui avaient immigré vers l’Algérie en 1830 pour fuir des terres marquées par la pauvreté ou les tremblements de terre.
Née en Algérie, je suis arrivée en France lorsque je n’avais qu’un mois mais j’ai passé mon enfance à Nice et la Méditerranée demeure essentielle pour moi comme un horizon, un poumon, une ouverture vers l’infini. La Méditerranée fait partie du battement du poème. Un « rythme comme vague » dit Michel Deguy, comme les pulsations du cœur ou le pouls de la houle. La mer, le flux et le reflux des vagues, sont liés au souffle, au rythme corporel mais aussi bien au rythme de pensée, à la respiration, à la vibration. J’ai vécu entourée par la mer, par le bleu de la méditerranée. C’est une couleur qui se nuance, bleu ciel, bleu turquoise, bleu marine, bleu nuit, elle se décline et s’infléchit. Elle est poreuse et laisse pénétrer le monde. Le bleu est une ouverture, une baie vers l’infini, une percée vers l’horizon, un fil bleu entre les choses du monde. Cette couleur fait lien entre les éléments, l’air, l’eau, la mer, le sel. Le bleu a baigné la terre de mon enfance, bleue la mer et bleu le ciel. Le bleu niçois, la mer posée bleue sur les galets. Le bleu de Tipaza, le bleu de Tharros, le bleu qui habite les Noces de Camus, le bleu de Le Clézio, le bleu qui s’avance contre l’aile de l’avion quand on arrive en Crête. Le bleu de la plage d’argent en Corse, ou le bleu de la Sardaigne. La mer, pour moi, fait partie du corps et du rythme du corps. En cela elle est liée à la poésie qui est très physique comme un rythme pulsionnel. Les motifs du bleu, de la mer et de la lumière des paysages méditerranéens sont tissés ensemble. Comme des matériaux et les couleurs dans le texte.
J’aime aussi vivre dans d’autres paysages que la Méditerranée. Je suis très touchée par les paysages de façon générale. J’ai toujours fait beaucoup de vélo et de marche ou même de cheval pour habiter les paysages. Je suis très attachée au Berry, la mer y est remplacée par les vagues des prairies, les champs à l’infini. Je pense que mon écriture dépend très fortement de tous ces paysages que j’aime.


G.R. : Je pense plus particulièrement à votre recueil Monde, Genoux couronnés. Vous semblez rechercher l’unité, la communion par la poésie. Est-ce un moyen de fraterniser, de faire corps avec les autres, avec la nature, avec l’humain ?

B.B. :
Oui la poésie fait lien, avec le monde, le végétal, le minéral, l’animal, avec l’humain surtout, avec l’autre. Lorsque j’écris en poésie, je traite d’archétypes comme ceux du corps aimant, du corps souffrant, de l’amour, de la maison abandonnée, du deuil. Je parle de notre lien au monde, les arbres, la terre, les murmurations d’oiseaux. J’évoque des choses quotidiennes, le repas, la toile cirée, la vie de tous les jours. Ce sont des choses partagées par tous. Le poème est le « lieu commun », le lieu du commun dans le sens de ce qui est « commun » à tous, c’est-à-dire de ce qui « fait communauté » grâce à un chant partageable à travers des thèmes compris par tous comme l’amour, la finitude, la précarité, la condition humaine, la vie, la mort, la transmission. La poésie pour moi justement c’est ce qui fait lien, le lien tissé dans le quotidien, dans l’amour ou la mort, le lien au monde, le lien à l’autre. C’est comme si je tricotais le monde et les mots, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, ou que je recousais bord à bord le monde et les mots. Le thème essentiel de mon travail poétique est le rapport de l’homme au monde, à la porosité du monde, à tous les êtres du monde y compris et surtout les autres hommes, le partage avec l’autre dans un pluriel où chacun est partie prenante de l’autre, se met à la place de l’autre dans une solidarité, une fraternité, une égalité, dans un accueil, une tolérance absolue. 


G.R. : Vous rendez aussi hommage à votre grand-mère, à la simplicité des humbles. Vos poèmes, très courts, sont-ils dépouillés pour toucher à cet essentiel ?

B.B. :
Deux initiatrices accompagnent le cheminement de Monde, genoux couronnés, deux figures tutélaires féminines. Juste après une séquence introductive sur le lien charnel au monde : « Devenir d’arbre », la grand-mère intervient qui donne la couture, la broderie, le tissage : « Le Cœur de la brodeuse », puis, plus tard dans le recueil, la mère donne la fascination pour la lecture et les mots : « Le Matin des mots ».  
Ma grand-mère avait une façon bien à elle, très incarnée, de revisiter la littérature populaire dans laquelle elle avait baigné, les contes, les fables, les proverbes qu’elle utilisait pour toutes les situations quotidiennes. Entre sa couture, sa reprise, l’épluchage des légumes, la préparation de la soupe du soir et l’attention qu’elle donnait aux animaux et aux enfants, c’était quelqu’un d’aussi humble que généreux avec sa manière très rassurante d’être, d’habiter le monde à niveau, à hauteur des choses les plus minuscules, comme la sauterelle ou la coccinelle, qu’elle empêchait de se noyer dans le bassin grésillant au soleil. C’était quelqu’un de profondément accueillant et humain. Pour dire cette humilité, j’ai utilisé une forme simple, des textes courts et dépouillés qui rappellent l’esthétique des tableaux flamands montrant à la fois le quotidien et son épure avec des personnages attelés à des tâches humbles et quotidiennes, la couture, la cuisine. Un rapport au blanc intervient aussi dans le poème comme un lien à la respiration et au souffle.
Je recherche cette même sobriété dans ma lecture à haute voix de ces textes, qui est toujours volontairement monocorde, sans théâtralisation aucune, une discrétion prosodique. Je voudrais arriver à créer une sorte de phrase nue, marquée juste par un rythme, une forme de litanie rituelle qui serait comme le rythme naturel du sang, du battement du cœur, le flux et le reflux de la mer. Et créer ainsi chez celui qui m’écoute une sorte d’hypnose, un apaisement, un bercement, une réparation.  


G.R. : Quand la poésie s’est-elle imposée à vous ?

B.B. :
La poésie commence très tôt. Elle ne cesse de m’accompagner, depuis l’enfance. C’est une chanson intérieure qui se poursuit dans ma tête, un rythme et un être au monde. Tout le temps, dans ma vie, il y a ce chant, cette musique des mots, cette pulsation vitale au monde. La poésie était une scansion. Je me souviens de ces premières impressions si naïves qui murmurent à mon oreille et accompagnent mes gestes, mes mouvements dans le monde, lorsque je devais avoir cinq ans : « Le Soleil est à toi ! Le Soleil est à toi » ; « Papillon, Papillon, bats-les les soldats de la prairie, Papillon, Papillon, mon ami ! », un peu comme de petites comptines, un rythme qui me permettait d’être dans le monde, avec le monde. Le fil déclencheur de mon amour des mots, la première expérience, a été celle de l’apprentissage de la lecture. Ma mère m’a appris à lire dans la colline, au bord d’une petite route. Elle m’asseyait sur ses genoux, et elle me tendait le livre de lecture. De ce premier mot qu’un jour je suis parvenue à déchiffrer sont nées la magie, la possession, l’impression d’avoir à soi le monde entier. Ce mot et de lui la puissance de saisir, mais sans violence, comme un accueil qui sait aussi se dessaisir. C’était comme si j’avais ressenti, à travers le mot, cette matinée éclatante de soleil. A cet âge, je ne fais pas de différence entre les éléments et les mots, le mot « soleil » brille sur la page, le mot « bleu » comprend la mer et le ciel. Ensuite, chaque fois que j’ai approché un texte littéraire, un poème, j’ai éprouvé la même sensation presque élémentaire de merveille et j’ai eu envie de transmettre cet éblouissement. Les mots ne sont pas isolés, ils font lien vers le monde et vers les images. Ils sont tactiles et visuels.


G.R. : Dans votre recueil Murmurations des oiseaux, vous décryptez pour le lecteur votre élan d’écriture :
J’écris de nulle part et d’ailleurs
Et d’ici et de partout
De l’intensité et de l’atonie
J’écris de toi et de moi
De nous qui sommes dévalants.
Pensez-vous que la poésie a encore ce pouvoir, tendre à l’universalité ?

B.B. :
Oui la poésie va de l’intime à l’universel. Partant de la réalité, la sienne, le poète va jusqu’à une réalité poétique, celle du poème, qui, chez le lecteur, va renvoyer à sa propre réalité. Il s’agit donc d’effacer le sujet. Pour le poète, dans ce rapport au réel, il faut le plus souvent trouver la neutralité d’un « on ». Le poète est à sa place lorsqu’il laisse place pour notre saut en lui. Il se laisse habiter.  Le poète fait de la place à l’autre, il est comme un traducteur qui se laisse envahir par le texte de l’autre, il est le traducteur du monde sensible. Le poète perd son individualité pour devenir chantre de l’universel, voix traversante d’un inconscient commun. Il n’y a pas d’auteurs particuliers mais le lyrisme, comme chant archétypal, chant de tous et de personne, qui a pour particularité de mettre en commun. Il est en quelque sorte la voix de l’anonyme. Le poète est une intensité qui prend les risques du partage et de la solidarité, il s’exprime dans les lieux d’une communauté refondée. C’est ce mouvement même, qui fait poésie. L’articulation du rapport du « je » et de l’« autre » a connu de nombreuses formulations ainsi de « Je suis l’autre », formule de Gérard de Nerval qui l’a transcrite lui-même au bas de son portrait gravé par Eugène Gervais à partir d’un daguerréotype de 1841. « Car je est un autre », telle est la célèbre affirmation d’Arthur Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871. Il existe, en effet, dans l’écriture rimbaldienne, comme dans l’écriture nervalienne, une puissance de déplacement, de même qu’Ulysse s’imagine toujours dehors. Aucune frontière nette entre l’espace extérieur et l’espace intérieur, les deux domaines ne restent pas hétérogènes, on passe de l’un à l’autre. Je comme ensemble de tous les temps et de tous les espaces, le poète n’est pas où il devrait être, le poète n’est pas ce qu’il est, il n’est pas là où il est, il est dans le mutuel, le réciproque, dans le tissage du personnel et du transpersonnel. La poésie de Rimbaud est une poésie faite monde où le poète se dépersonnalise, où plus personne ne dit je, où « le cuivre s’éveille clairon ». Pour atteindre le statut de littérature, l’écriture devrait dépasser toute forme d’expression d’une position socialement ou génériquement ancrée afin d’arriver à un niveau de généralité commun à tous. Je crois profondément qu’en poésie, il ne s’agit pas de « je » mais de « nous », de quelque chose d’universel. Ce qui est partageable par la poésie, c’est paradoxalement ce qui est le plus singulier, notre émotion, « sans mesure commune », mais qui devient commune par les mots de la poésie. Nous touchons là au paradoxe qui veut qu’entre les humains, le plus incommunicable soit aussi le plus commun et inversement. Il s’agit d’amener l’absolu singulier dans les parages du commun. La poésie semble donc inséparable d’un point de vue individuel et, tout à la fois, universel. Liée à l’intime, elle est partagée par tous dans une communauté refondée. La poésie fait communauté, elle consiste en une pensée « inséparée », elle réunit tous les règnes de la nature, minéraux, végétaux, animaux et humains. Elle résiste, en particulier, à la séparation si dommageable de l’homme et de la terre-paysage qui le supporte. La poésie fait lien avec le monde, l’univers, le cosmos, les autres hommes. Je crois qu’elle devrait être toujours accessible à tous, inclusive et démocratique car elle représente le discours alternatif, le discours de résistance, face à une réalité technico-commerciale et financière qui régit la mondialisation que nous connaissons. Elle permet « le pas de côté » qui nous donne respiration et vie.  


G.R. : Votre thèse était je crois sur Jean Giono, un auteur lui aussi très proche de la nature et qui célébrait la terre, les hommes qui font corps avec elle. Pourquoi cette passion pour cet écrivain et son œuvre ?

B.B. : Giono me surprend toujours, notamment par l’actualité de ses textes. Il a déjà tout dit de l’apocalypse climatique (Batailles dans la Montagne, Noé, Colline, etc.), de l’atrocité des guerres et des massacres en masse (Le Grand Troupeau). Il est « écologiste » avant la lettre, il prône les vraies richesses manuelles comme intellectuelles. Par ailleurs, c’est un magicien de la langue, un amoureux de la nature, un poète en prose qui chante « le chant du monde » et de l’univers, le dieu Pan, le lien de l’homme aux autres règnes, végétaux, animaux. Il ne sépare pas l’homme du monde. Il n’y a pas de hiérarchie entre les êtres du monde, pas de mainmise ou de domination de l’homme sur l’univers. L’être à part entière, c’est l’arbre, ce « hêtre » magique, vrai personnage du Roi sans divertissement.


G.R. : Vous avez également travaillé sur l’œuvre du poète Pierre Jean Jouve. Pourquoi il a été si important pour vous ? Pensez-vous qu’il soit trop méconnu ?

B.B. :
Je dirai que Paulina 1880 m’a ouvert un monde, alors que je l’ai lu très tôt dans ma vie, et que c’est un texte d’une intensité, que j’ai rarement rencontrée ailleurs.  Les romans de Pierre Jean Jouve reposent sur une relation où s’envisagent, dans la violence, la mélancolie et la torture, les chances d’un réenchantement du monde et d’un retour du divin. Paulina 1880 (1925) est ainsi une « chronique italienne » qui mêle amour charnel, amour mystique et pulsion de mort. Elle se compose de six chapitres formés de tableaux brefs qui permettent une hybridation entre les genres romanesques et poétiques. La voix du narrateur est enfin relayée par celle, convulsive, de la protagoniste dans un journal intime qui constitue une véritable incrustation dans la matière romanesque.
Jouve n’est jamais indifférent à la question du lyrisme, entendu comme une parole pleinement en acte capable de se hausser jusqu’au chant. L’impératif de cette écriture, même dans les romans, est de se dévouer à l’enchantement, au souffle, opposant à l’anéantissement, un grumeau de désir. L’écriture de Jouve demeure alors capable d’activer dans la langue quelque chose comme un enchantement, de déployer une énergie capable d’émouvoir grandement son lecteur, par son instinct de ciel persistant.
La lucidité, l’exigence éthique de lucidité, non seulement, ne détruisent pas ce désir d’infini mais au contraire le stimulent. L’écriture jouvienne discerne, au point même de l’impossible, la surrection infinie des possibilités invisibles. Jouve est ainsi un très grand poète mais aussi un très grand prosateur, incroyablement moderne, marqué par le cinéma et la psychanalyse dans des textes comme dans Hécate et Vagadu. C’est quelqu’un qui s’enracine dans les forces de l’inconscient comme Dans les années profondes. Ses récits, Paulina 1880, Le Monde désert, Hécate, La Scène capitale, sont des chefs-d’œuvre du genre romanesque. Vagadu est un des premiers textes français du XXème siècle qui mérite d’être qualifié de « roman expérimental ». Avec Sueur de Sang, Matière céleste, Proses, Jouve a donné quelques-uns des recueils poétiques les plus beaux et les plus risqués du xxème siècle. Auteur reconnu du mouvement pacifiste lors de la Première Guerre mondiale (Poème contre le grand crime, Hôtel-Dieu), il a été un des acteurs admirés de la résistance intellectuelle pendant la Seconde Guerre mondiale (Défense et Illustration, La Vierge de Paris). Ses livres de critique musicale, Le Don Juan de Mozart, Wozzeck d’Alban Berg, sont toujours reconnus par les musicologues. Son autoportrait littéraire, En miroir, se situe au plus haut. Enfin, malgré ses envolées mystiques et sa religiosité, Jouve est un poète de la finitude et c’est ainsi que je le lis. Le risqué du temps vécu est l’enjeu d’une poétique que j’ai voulu vivre consubstantielle au temps. Le dialogue fondateur avec Jouve en passe par cette acceptation de la finitude. C’est aussi une prosodie subtile et musicale, une attention extrême à la forme, une immense exigence en poésie. Jouve est un poète de la lucidité qui ne se noie pas dans les images et refuse la facilité.  Il y a radicalité d’un refus d’une poésie « angélique » fondée sur l’exigence d’une parole qui rencontre un impératif éthique. Un autre point de dialogue et de rencontre est constitué par l’intérêt pour les œuvres d’art, en particulier, comme je l’ai dit, la peinture et la musique, intérêt qui est proche de la vérité la plus intérieure.
Si Jouve n’est peut-être pas assez reconnu car il éloigne les lecteurs par son rapport complexe à l’érotisme, sa vision sacrificielle de la femme, son lien à la psychanalyse et à la mystique. C’est aussi pour cela qu’il ne figure jamais au programme des examens et des concours de la fonction publique. Il a pourtant fasciné de nombreux grands poètes comme Pierre Emmanuel, Henry Bauchau, Yves Bonnefoy, Salah Stétié, Claude Louis-Combet, Marie Etienne, Michèle Finck, pour n’en citer que quelques-uns. La postérité de Pierre Jean Jouve est immense. Il a marqué de façon essentielle et définitive la poésie contemporaine.


G.R. : À travers votre revue Nu(e) et votre implication à la Maison de poésie, vous êtes aussi désireuse de faire connaitre des poètes contemporains. Pensez-vous que la poésie puisse encore toucher un plus large public ? Quels moyens proposez-vous pour la rendre plus accessible, la sortir quelque peu de son entre-soi ?

B.B. : Publier une revue, faire des entretiens filmés avec des poètes, mettre au centre de mes articles la poésie contemporaine, transmettre la poésie contemporaine à des plus jeunes, inviter des poètes contemporains à rencontrer élèves et étudiants, participer à des jurys de poésie, intervenir dans le cadre de la Maison de Poésie, ce sont tous les gestes que je tente pour rendre la poésie plus accessible et la faire sortir d’un milieu trop restreint. La revue NU(e) que j’ai créée en 1993 est ainsi désormais offerte gratuitement en ligne sur POESIBAO, et cela par un simple clic. Cela permet de partager la poésie plus démocratiquement et de la rendre accessible à tous les étudiants qui veulent effectuer des recherches approfondies sur la poésie contemporaine. Je reçois énormément de demandes, presque quotidiennes, pour des numéros papiers désormais épuisés que je partage alors en ligne. Une revue de poésie me semble être le type même de la résistance, acharnée, tenace, contre une forme de pensée qui a fait la démonstration de son danger foncier pour le monde et pour l’homme, et qu’il s’agirait maintenant, chacun à son poste, par un contre-effort culturel et civilisationnel, de faire réfléchir et d’infléchir.  La poésie et sa diffusion fait partie de cet effort.


G.R. : Vous aimez transmettre la poésie à vos étudiants. Comment procédez-vous pour les inviter à créer à leur tour ?

B.B. : À partir de cette intuition du lyrisme qui va vers le transpersonnel et l’universel et cette nouvelle définition d’un lyrisme comme force de partage, le travail que je fais avec les étudiants se décline en trois exercices fondamentaux.
Tout d’abord, l’exercice de lecture chorale qui s’appuie sur des textes de création, le plus souvent entièrement écrits par des étudiants ou parfois mêlés à des textes de poètes publiés, que les étudiants ont choisis. La lecture chorale, partagée, en chœur, au sein d’une communauté de voix, permet, dans le cadre d’un exercice collectif, d’exercer la sensibilité des étudiants aux textes poétiques mais aussi leur propre créativité littéraire. L’idée est d’abord, dans le cadre de mon séminaire sur la poésie contemporaine, d’apprendre à aimer la poésie et à la partager. Je me suis aperçue qu’arrivant dans ce séminaire, les étudiants, outre leur méconnaissance assez fréquente de la poésie contemporaine, étaient souvent anxieux de ne pas comprendre. Ils craignaient presque le poème comme un texte incompréhensible et bourré de pièges. La première réaction était d’incompréhension, voire de méfiance ou de rejet : « Madame on n’y comprend rien à ce poème » était une phrase que je pouvais entendre. Les étudiants, de surcroît, ressentaient un blocage, acquis depuis leurs années en collège, en lycée ou même à l’université, et ne s’autorisaient pas à prendre la parole ou à exprimer leur propre sensibilité aux textes ou leur propre créativité. La première chose que j’ai souhaité mettre en place, c’est donc la lecture à haute voix, en interaction avec l’invitation de poètes que je mène depuis 1993 et qui viennent sur le campus de mon université pour rencontrer les étudiants et présenter des lectures et des performances. 
Ainsi en début de chaque séance de séminaire, les étudiants sont invités, s’ils le souhaitent, à lire, à haute voix, un poème qu’ils ont choisi dans une anthologie de poésie contemporaine ou dans différents recueils. Je leur mets à disposition un grand nombre de recueils de poètes contemporains que je leur prête pour qu’ils s’approprient ces objets, ces textes. Ce premier exercice permet donc de choisir un texte, de faire sortir le poème du livre, de l’incarner physiquement dans un corps, la tessiture d’une voix, de le partager avec des camarades, de sortir du blocage, de la surdité, d’entendre la musicalité et le rythme.
De ce premier poème offert est venu l’idée de travailler ensemble et après les cours dans le cadre de répétitions que nous organisons, nous avons décidé de présenter des lectures chorales de 45 minutes à 1h, et cela à plusieurs voix devant des publics divers. Je me suis inspirée de l’idée du chœur antique ou de la veillée d’autrefois habitée de contes et de fables, pour que la parole circule et que les textes soient partagés entre nous et avec les différents publics, la lecture chorale permettant variations des voix, diversité des créations et favorisant l’intérêt du public sans aucune lassitude de sa part.
Quand nous avons commencé cet exercice de création et de lecture publique dans des bibliothèques municipales, des centres culturels ou encore lors de différents événements, dans la cité ou l’université, la plupart des étudiants n’avaient jamais écrit un texte de leur vie et n’avaient jamais eu l’occasion de lire en public. C’était très important pour moi que cela demeure un exercice collectif. Il s’agissait de rendre la création et la parole des étudiants légitimes. Qu’ils se sentent légitimes à créer et à dire leurs textes car jusque-là leur travail s’était limité à travailler sur de grands auteurs, à faire, en quelque sorte, un travail d’exégètes sans jamais encore entrer en création et s’y sentir totalement autorisés, bienvenus. Je voulais qu’ils franchissent ce seuil vers leur propre création, qu’ils transgressent et dépassent l’interdit du silence. Je voulais qu’ils ressentent la poésie comme un accueil, qu’ils s’y sentent accueillis, jamais jugés, la poésie se transformant en geste, en seuil à franchir, malgré la peur, la timidité, la crainte du jugement, la poésie devenant le seuil partagé de toutes les possibilités créatives.
La notion de communauté aidait à ce partage, sans aucun jugement, chacun s’autorisant à lire publiquement ses textes d’autant plus qu’ils étaient mélangés à ceux des autres et que chacun ne lisait pas toujours ses propres textes. Il s’agissait de faire œuvre commune, d’atteindre une intensité lyrique impersonnelle où chacun reste anonyme. L’idée dans ce travail était de montrer que, tel Ulysse, le poète n’est « personne » et la lecture chorale, par un mouvement qui part du plus intime, du plus circonstanciel, se projette dans le monde et les mots pour devenir communicable. Elle vient de tous et de personne, c’est une sorte de voix archétypale et collective, chaque voix n’étant pas seulement individuelle, mais cherchant à se transformer en une instance chorale et à faire résonner la voix collective, la voix d’une communauté comme le fait le chœur dans les tragédies grecques. Nous sommes partis de ce qu’il y a de plus singulier, d’une émotion particulière pour aller vers le plus commun. Et c’est par cette dépersonnalisation acceptée, assumée, cette mise en commun, que la poésie est devenue lyrisme, lien entre intime et communauté, partage. Le « lyrisme » devient chant archétypal, prend pour particularité de mettre en commun, fondé qu’il est sur des topoï partageables par tous. Il devient en quelque sorte la voix de l’anonyme qui prend les risques du partage et de la solidarité, les étudiants apprennent ainsi à travailler ensemble, à créer ensemble. Aujourd’hui, plusieurs de mes anciens étudiants tiennent des blogs, individuels ou collectifs, sur la création poétique et publient de la poésie dans diverses maisons d’éditions.

Le deuxième exercice vise à encourager une pratique intermédiale, à favoriser le dialogue entre poésie et arts et à permettre l’exposition publique des travaux des étudiants.
Nous avons commencé par une réflexion sur les grands genres qui traversent la poésie comme l’élégie et l’épopée, sur les grandes notions comme le lyrisme et par la présentation d’un panorama de la poésie contemporaine des années 50 aux années 2000. Notre attention s’est ensuite portée sur le livre d’artiste, plusieurs visites avec les étudiants dans le cadre d’un partenariat avec les Bibliothèques de la Ville de Nice, nous ayant permis d’en cerner la complexité et la diversité. Nous avons travaillé avec les étudiants sur le lien de la littérature avec l’œuvre plastique à travers l’exemple du livre d’artiste comme œuvre croisée. Cela nous a conduit à aborder l’histoire du livre avec l’influence des nouvelles techniques de reproduction sur les relations poésie/ peinture, le livre de peintre et le livre objet : l’aura de l’art (W. Benjamin) et la question de la matérialité de l’objet, enfin les implications esthétiques et poétiques de la relation entre forme littéraire et forme picturale et son rôle dans la définition d’une poétique.  Puis, nous avons considéré l’expression « Livre d’artiste » dans son sens le plus simple, celui de livre où se croisent deux arts, la littérature et l’art plastique. À partir de cette définition, nous nous sommes lancés dans une création de livres illustrés, de livres d’artiste ou de livres objets en nous laissant toute liberté de la revisiter à notre façon.
L’idée de cette exposition qui a toujours lieu sur le Campus de l’Université à la Bibliothèque universitaire est de faire événement, un événement partagé par tous qui permet de « faire lien » entre des étudiants, des professeurs, des poètes, des créateurs, des amateurs de poésie venant de l’extérieur et de retrouver l’échange, le partage, la porosité à l’autre et au monde, en trouvant des mots et des images qui  rassemblent une communauté humaine dans une création collective, de mettre en lumière par cette exposition collective et publique, des écritures, des formes et des couleurs, permettant de redécouvrir le flux vital de la création vivante.
Les étudiants, lors des nombreux vernissages de l’exposition, sont invités à prendre la parole et à expliquer leur processus créateur qui s’est mis en place pour la création du livre, comment ils en sont venus à travailler avec d’autres étudiants d’arts plastiques de la villa Arson, par exemple, comment parfois ils se sont approprié le geste du peintre en accompagnant leurs propres poèmes. Quelquefois, eux-mêmes transmettent ce geste et, devenus professeurs des écoles ou du secondaire, proposent à leurs élèves de devenir des poètes, des créateurs, des peintres et de revisiter le geste de dialogue du livre d’artiste, les élèves étant eux aussi invités à prendre la parole lors des différents vernissages sur le campus et à s’exprimer sur ce qu’une telle pratique a pu leur apporter.

Le dernier exercice est celui de la table ronde. Les tables rondes font également partie de ce processus de réflexion collective sur la création, à partir d’un thème différent à chaque fois et qui correspond évidemment au travail de lecture chorale. Les étudiants sont ainsi invités à prendre la parole et réfléchir sur un thème particulier mais aussi à revenir sur leur propre création et à s’exprimer sur le processus créateur qui a présidé à leur écriture. La lecture chorale permet la pratique d’une écriture et la table ronde implique un travail plus théorique et un retour réflexif sur la création. Lors des tables rondes, par ce processus de réflexion sur le processus créateur, nous voulons laisser la parole à tous et là encore reste prioritaire le souhait d’une réflexion collective et partagée, ce qui s’avère toujours très fédérateur et amène plusieurs étudiants à se diriger ensuite vers des thèses de création-recherche.


G.R. : Ce qui m’amène à ma dernière question. Un conseil ou plusieurs à donner aux jeunes gens aspirant à écrire de la poésie et à faire connaître leurs voix ?

B.B. : Je crois qu’il faut être porté par la passion des mots et le désir de la partager. Ensuite, être très attentif aux revues, aux petites éditions, aux possibilités d’y publier éventuellement et de les faire connaître. Enfin, lire beaucoup les autres poètes, savoir leur faire place et avoir envie de transmettre cette lecture à des plus jeunes dans un cadre scolaire ou non, lors de différentes interventions à des amateurs de poésie de tous les âges. Finalement se mettre au service de la parole poétique, de tous et de chacun, pour ensuite pouvoir partager la création des autres poètes et sa propre création, comme à chaque fois des visions du monde différentes, avec d’autres amoureux de la poésie.