Igor Zidić, « Le temps, la tempête », lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel présente ici aux lecteurs de Poesibao ce livre, un beau florilège des œuvres du poète croate Igor Zidić



Igor Zidić, Le temps, la tempête, choix de poèmes et traduction du croate par Brankica Radić, préface de Ivan Rogić Nehajev, L’Ollave, décembre 2023, 98 pages, 15€


Dans ce remarquable florilège (chronologique) des œuvres d’Igor Zidić (né en 1939), il a vingt ans dans les premiers poèmes (il y impose d’insolentes – et ironiques – remontrances à d’autres poètes, il les défie de mieux vouloir tout changer que lui : « un point gagné dans un jeu contre vous / ne satisfait pas mes besoins. Une bagatelle;/ je vous rends distingués et cet/ état des choses me suffit » p. 14), et il en a presque quatre-vingts dans le dernier du livre (et, extraordinairement, il les préfère désormais à lui, s’y jugeant inapte à la « compétition », ou indigne d’elle : « À présent, à l’âge avancé, / je préfère des mots / bien composés d’autres / aux miens désordonnés / et dispersés n’importe comment« , p. 90). Sa triomphante imagination vient, en fin de travail, de baisser la tête, reconnaître sa défaite, privilégier le génie d’autrui (avec cette malicieuse alternative : est-ce là Dieu qui le console d’une ultime objectivité, ou bien Satan, qui « sourit ouvertement de notre échec final » ?).

Il n’est pas courant, chez un poète, que l’imagination se sente ainsi (ou même se sache ?) vieillir mal. Ni qu’il se l’avoue aussi naturellement qu’un danseur son arthrose, ou un peintre son glaucome. L’imagination est faite pour être jeune, comme si elle ne se supportait elle-même qu’à l’âge de croire se renouveler. Inversement, la vieillesse imagine mal, ou plutôt a du mal à bien imaginer, c’est-à-dire à continuer à se figurer le possible comme elle le faisait avant : sans nostalgie, sans aigreur, sans auto-ironie. Comme le dit cruellement un bel apologue (p. 78), l’imagination flétrie n’est bientôt plus qu’une mémoire qui doute d’elle-même ! Elle se fait mesquine, tatillonne, expéditive, préférant (p. 61) creuser le manque de réalité d’autrui à le combler. C’est, semble suggérer notre poète, qu’à force de vie prêtée sans retenue à l’imagination, la vie un jour ou l’autre rattrape l’imagination même, et lui demande des comptes (comme, de nos jours, à force d’intelligence donnée à l’imagination, l’Intelligence Artificielle submerge l’ancienne artisanale souveraineté de l’imagination). En tout cas, l’espèce d’autoprotection discursive que l’imagination humaine escomptait tirer de la poésie s’effondre.

C’est que l’imagination, comme figuration du possible, fait ressembler à tout ce qu’elle veut ce qu’elle se représente, et brouille ainsi, inévitablement, carte et territoire (p. 39), image et chose (p. 41), le fabuliste et ses créatures (p. 42), l’indéfiniment autre et l’infini réel, ce qui n’est rien et ce qu’est le rien etc. Igor Zidić en joue d’ailleurs en virtuose, comme on voit en ces trois passages :

Le mieux c’est le rien, / car (…) / il prolifère tout seul ,/ et plus il y en a, plus il est difficile à voir (p. 46)

Tu veilles / comme une bougie, / mais dès / que tu t’endors / tu es / comme la nuit (p. 49)

ou encore (à propos d’un peintre couru, Julije Knifer, qui aura pu écouler toute son œuvre)
De nombreuses personnes / possèdent / des fragments ,/ Knifer/ uniquement/ l’ensemble » (p. 88).

La faillite consciente de l’imagination pourra-t-elle dès lors être heureuse ? C’est qu’avec le temps, la « figuration du possible » côtoie de plus en plus près celle de l’impossible, et la possibilité de la défiguration même s’impose, à mesure que le réel inexorablement rattrape ses farfelus devanciers et ses usés contradicteurs. Ne restent guère plus loisibles que la poignante capitulation de la nostalgie (« Un présage d’hiver », p. 68) :

Un soleil déjà bas éclaire, / de ses frêles rayons, / la tonnelle d’un garde forestier : / devant elle, dans un sol durci/ les traces des petites pattes / d’un merle enjoué« ,

ou la désolidarisation de fait des cœurs (avec l’âge, on ne peut plus compter que sur des morts, et que peuvent bien valoir les encouragements d’un squelette ?)

Sur la route, le vent – au sol – retourne / l’enveloppe d’une lettre perdue : / la pluie a effacé / l’adresse de l’expéditeur, le nom et le prénom / de celui dont quelqu’un, de loin, a besoin / et de celui également, qui, juste avant l’hiver, / a peut-être demandé de l’aide ou sollicité/ un mot encourageant (p. 69)

ou, au mieux, une sagesse sans panache, qui, se désistant simplement de la figuration de l’impossible, fait son deuil de ce qu’elle ne peut plus faire vivre :

… Autrefois, j’ai navigué (…) avec le capitaine Jakov (également décédé), / que j’aimais / comme un stoïque et un sage, / ce qu’il était vraiment (…) Parfois, dans les images du rêve, / émerge juste le sourire / de mon capitaine. (…) Seraient-ce des images, ô mon Dieu, / de mon enfance et de ma jeunesse / ou as-tu ouvert devant moi / – et refermé aussitôt – / un vieux livre grec, illustré ?  (p. 66-67).

Mais c’est plutôt une sorte de rage prophétique (dans un texte d’une grande rudesse, dédié au poète Slavko Mihalić), qui vient clore l’affaire. Les nouveaux maîtres du monde, montreurs de « cierges » numériques, élégants « pâtissiers » des affects, gestionnaires d’images  vers eux « remontées de l’oreiller » … y sont (« Ne faites pas semblant, messieurs ! » p. 79, ou « Que faites-vous, maîtres, bon sang ?!« , p. 81) traînés dans leur boue, eux qui n’éclairent que leurs réclamations, remédient à la puérilité par moyens infantiles,  maquillent spéculativement leur étonnement devant leur propre vide, et se moquent des malheureux et des « maladroits » se désespérant de ne pas trouver ce que leurs maîtres faisaient, eux, semblant de chercher ! Pendant que ces derniers écrivaient, de leur paresseuse ardeur, « tout ce qui leur traversait l’esprit« , tout poursuivait fatalement son cours, dit le poète (« le Soleil fait fondre la glace« , « autour de vous, maîtres, montent les eaux« , « nous composons la musique de l’Atlantide » …), et voilà leur faute, leur criminelle bévue : ils n’ont pas su protéger le monde vivable de la rationalité même qui les sécurisait en lui ! Mais Igor Zidić, admirablement, remporte avec lui, pour finir, sa propre amertume, et – comme on l’a vu plus haut, déclare à présent préférer l’ordre des mots d’autres poètes au désordre imaginatif des siens : si rares et louables sont les créateurs qui, passant de plus ou moins bonne grâce le flambeau, en profitent, comme notre poète ici, pour éclairer leurs poursuivants plutôt qu’eux-mêmes. Sublime épilogue d’un cœur, admirable parcours de vie d’un livre !

Marc Wetzel

Igor Zidić, Le temps, la tempête, choix de poèmes et traduction du croate par Brankica Radić, préface de Ivan Rogić Nehajev, L’Ollave, décembre 2023, 98 pages, 15€