Pierre Le Pillouër, “Scènes d’esprit (un journal en vers)”, lu par Laurent Fourcaut


Laurent Fourcaut, s’appuyant sur maints exemples, entraine le lecteur de Poesibao dans ce “journal en vers” de  Pierre Le Pillouër



Pierre Le Pillouër, Scènes d’esprit (un journal en vers), Marseille, Éditions Fidel Anthelme X, « La Motesta », 2023, 51 p., 10€.


Pierre Le Pillouër, né en 1950, qui fut membre de la revue d’avant-garde TXT fondée par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz, est l’auteur d’une dizaine de livres. En 2001, il a créé Sitaudis, « le premier site de poésie comparative ». Son dernier livre, Scènes d’esprit, est qualifié de journal en vers. Un petit livre très séduisant, rafraîchissant et roboratif, car aux antipodes d’une certaine poésie contemporaine, complaisante et contente d’elle-même, multipliant, quand il y en a, les audaces de salon.

C’est donc un journal versifié : « Tenir un journal en vers signifie écrire / Au moins deux vers par jour et pas question d’en rire » (p. 22), très peu ponctué (de rares virgules, points d’interrogation et de ponctuation), en première personne : « Devenir un peu plus sain, un peu plus normal / C’est le but de ces vers quotidiens / avec ma chaise au Nord / Assis au sud si mal » (p. 7). « Plus sain », c’est-à-dire purgé de la tendance à se faire son cinéma : « Ce journal je voudrais le clore en forme / Et m’éloigner pour de bon du ciné / Mazette et de tout ce qui chloroforme » (p. 25). Une quête d’authenticité, donc, évinçant de son écriture ce qui relèverait du faux  : « Mes frères vers vous n’êtEs (1)  pas sans défauts / J’en vois beaucoup et bien peu les raisons / Mais jE nE produirai jamais des faux » (p. 39). Pas question d’être un « poètE dont un mot ment » (p. 45).

C’est en laissant l’initiative aux signifiants, à la chair des mots, à leur matérialité, que l’auteur entend faire taire emphase, enflure, outrecuidance, autant de « leurrEs » (p. 11), et s’approcher du silence consubstantiel à ce « monde muet [qui] est notre seule patrie », comme disait Ponge, « quand nous ne parlions pas » (p. 13) : « Deux vers de plus en ce jour du 3 mai (c’est faux ! / mais pas les mots, sons, sens, tous gais, crus corps, cils, anses » (p. 9, je souligne). Mais aussi se conformer à la réalité de soi, car « L’âme a tiers de nous et les deux autrEs / Tiers c’est la matièrE qui de peu se vautrE » (p. 28). On comprend que Pierre Le Pillouër s’enchante du matérialisme d’Héraclite : « Pente à raye (son grec) [c’est-à-dire Πάντα ῥεῖ, LF] ou Tout coule dit Héraclite / Un pré-socratique appelé L’Obscur par ses / Contemporains et nous on roucoule on s’éclate » (p. 32). Et qu’à l’inverse il donne de Dieu cette définition… irrévérencieuse : « Si D?ieu [sic] existe, il est moins l’architecte que le barman de l’Uni- / vers et, si on se laisse bien secouer par lui, on peut devenir d’excel- / lents cocktails sinon, on partira dans les tourbillons de l’évier… » (p. 18).
Authenticité implique humilité, au sens étymologique de ce qui est terre à terre, ras du sol, de ce qui est bas : matériel. Et du coup jouissance prise à lâcher la bride aux signifiants, à produire le sens à partir de leurs sensuelles métamorphoses. Il y a ici, comme chez un Prigent, une érotique du verbe se faisant chair. À ce compte on comprend que l’auteur confie : « jE lisais l’obscur Lacan » (p. 44). Ainsi le signifiant mène-t-il la danse, suscitant une tonalité volontiers loufoque, un ethos sarcastique ou d’autodérision. La rime remplit, dans ce jeu plus sérieux qu’il ne veut bien le dire, un rôle déterminant. Car si, reconnaît-il, elle « mE fatigue et mE morti / Fie », elle a surtout d’irremplaçables vertus : « Et pourtant quE dE beautés quE d’éner / -gie dans ses rapprochements elle pallie les / Vides et quand ça floppe elle remet des nerfs » (p. 42). C’est la base d’un art poétique. Le principe majeur de composition est l’emploi répété de la rime léonine (rime très riche, dont l’homophonie s’étend à au moins deux syllabes semblables) qui constitue en même temps calembour. Après le vers « Le mot est ce qui rend le monde moins moche ? », qui donne le la de l’entreprise poétique de Pierre Le Pillouër, ces deux autres : « Et s’tait aux suites / Stay, O sweet… » (p. 6). Les exemples de ce réjouissant procédé sont très nombreux : « J’en ai raté ma rime / Mais parfois, rater m’arrime » (p. 11). « Normal que ton amant adultérin / -ce Rry Cowl que jE hais dE toute mon âme, / Soit ceEui [sic] qui lE plus adule tes reins » (p. 44). Parfois c’est au lecteur, mis à contribution, de rétablir l’homophone à la rime laissé en blanc : « Alors je songe aux Anciens et au vide / Je songe aux métamorphoses et — [à Ovide] » (p. 9). « Dans la vie de l’écrit, souvent en butte / À l’adversité je fais trop la p.[ute] » (p. 20). Ou bien le calembour assemble, à tels mots à la rime, d’autres dans le corps des vers suivants : « C’est le début béat de l’ABC / On s’est abaissé avec tous ces homophones » (p. 8, je souligne). « Mes sœurs aux os usés sont aussi très piquantes / […] / Cher Ozu vous méritez cet hommage » (p. 17, je souligne). Ou bien encore, il gît, le calembour, à l’intérieur d’un même vers, par paronomase : « Vers boiteux, vers boiteurs, verboten » (p. 10) ; « mes bactéries de cuisine » (p. 16).

On voit que l’humilité n’est pas seulement dans le choix très délibéré d’une langue basse, qui travaille le mot comme « un être vivant » (Hugo), mais qu’elle est intimement celle du poète lui-même, qui s’abaisse, sans fard, s’interroge sur le sort à réserver à ces « Brefs écrits cons et conquis sur le vide » (p. 19), fait état de ses « humiliations » (p. 28), revendique ses « ratages » (p. 30), constate qu’il reste « sec » : « Journée passée à sécher et me sachant sans / chant » (p. 11), mais sait nourrir son texte de cette « déficience » (p. 18) même : « Le plus difficile pour moi c’est de me voir sec / Une fois de plus sans recours et sans un bon soc / Je sèche et j’écris que je sèche et j’écris sic » (p. 28). Quoi qu’il en dise, on est dans ces pages aussi loin que possible de la langue de bois : « Je touche du bois ce matin il s’incarne / Oh mon d?ieu c’est ma langue » (p. 14).

Une telle poésie, qui joue à fond de la matière verbale, entreprend du même coup, en toute logique, de se rebrancher sur le corps de la Mère. Freud n’avait pas manqué de faire observer que materia vient de mater. Notre auteur le sait, qui à plusieurs reprises parle de la « Mère Matière » (p. 16, 19, 21). Le « désir » (p. 34, 48), les « désirs » (p. 21, 39), tendent vers elle, mais on sait à quel châtiment cela expose. De là une image un tant soit peu effrayante de la mère : « Aimée et haïe, ô Mère odieuse » (p. 11). « Livré à moi-mêmE je suis proie de mes dé / -sirs de mes appétits divers de Médée / la médusantE l’autrE nom de la Mère Mat / -ière » (p. 21). Le petit Œdipe qui subsiste dans l’adulte reste sous le coup des affres du triangle œdipien (voir le fragment reproduit in fine).

À vouloir triturer, comme il le fait dans ce livre et comme fait tout vrai poète, le tissu des mots qui ressortit au symbolique pour qu’il ouvre peu ou prou sur son innommable dehors, l’auteur en vient à flirter avec le réel, au sens lacanien du terme. Il en a bien conscience :

Le mot RÉEL est bien trop doux et féminin
Pour ce qu’il représente alors je lui préfère
RÉIL avec sa masculinité de faire

T                     R          O         U
(p. 23)

Du coup, la mort n’est pas loin, qui dans ce trou nous guette. L’humour, dont on sait qu’il est la politesse du désespoir, reste de mise : « On n’est pas à un pied près / J’en ai un dans la tombe et pourtant je marche » (p. 23). Un trou qu’aussi bien le poète ménage dans la trame de son texte, pour s’y frotter à blanc, noir sur blanc : « Depuis mars 21 mes jours et mes vers sont / Comptés et je souris de le constater » (p. 30).
Il peut compter sur la solidarité de tous les poètes et écrivains qu’il convoque et qui participent ainsi, avec lui, à travers lui, à la confection/démolition du tissu poétique : Buñuel et Dali, Dante, Villon, Racine, La Fontaine, Cendrillon et sa pantoufle de « vair » (p. 26), Lamartine, Baudelaire, Flaubert, Rimbaud (mentionné trois fois), « Michaux et Ponge » (« Car je les admire autant l’un  que l’autre » [p. 44]), Proust, Freud (« Mon totem sans tabou » [p. 31]), Bataille, Desnos, Teilhard de Chardin, qui n’« est pas l’aigle dE mots » [p. 40 ; Bossuet, « l’aigle de Meaux »], Roberto Bolaño, Hergé (dont l’auteur se dit « Fanatique » [p. 13]), Apollinaire, dont le célèbre monostiche titré « Chantre » (Alcools), « Et l’unique cordeau des trompettes marines », devient « Et tu niquEs Bardot en trempettE d’urine » (p. 27), enfin Ronsard (« Mignonne, allons voir si la rose ») revu et corrigé par le Pascal du « roseau pensant », l’un et l’autre pris dans les mailles des affreux réseaux sociaux : « Allons voir cE matin si lE roseau est tou / -jours pensant ou s’il n’est pas pris dans les roseaux / Sociaux avec un jE nE sais quoi qui étouffe » (p. 33).

C’est précisément pour qu’on respire un peu mieux qu’il y a lieu qu’on lise et relise ces épatantes Scènes d’esprit.

Laurent Fourcaut

[1] Ce E majuscule note un e non élidé : « Il ya déjà du déchet / Ou / IL Y A déjà du déchet / C’est que parfois j’écris pour ajouter / Des lignes à mes vers / Ou / Des lignEs à mes vers / (si je marquE le E, ça m’oblige à faire la liaison Z à mes vers / ) quand le devoir l’emportE sur le plaisir » (p. 17).


Mère Matière aussi bien Père matier et matheux
Je vous vois en sœurs et en frères, en ennEmis
Aussi
Car vous nous mettez à contribution à mort
Vous nous omettez
Vous nous mettez 

On DOIT pourtant vous aimer on n’a pas le choix
(p. 19)