Une note fouillée sur le livre d’écrits critiques de Pierre Vinclair, « Idées arrachées » où Mathieu Jung crée de multiples échos.
La poésie comme expérience
Produisant un article consacré aux Idées arrachées de Pierre Vinclair, tâchant d’énoncer ce que je perçois dans ce livre, je commente Vinclair commentant, par exemple, Laurent Albarracin commentant Jean-Paul-Michel ou Alice Massénat. Bon. Surglose éperdue, sinon entreglose oiseuse. Très bien. Mais ce n’est au fond pas de cela dont il est question, puisque le travail critique se veut davantage, même au énième niveau de glose ou de commentaire, un « art du discours indirect libre », comme le remarque précisément Vinclair, où l’énonciation sillonne par différents territoires, bondit selon son bon gré d’un plateau à un autre, passe donc d’Albarracin sonnettiste aux Nouvelles impressions d’Afrique de Raymond Roussel, pour mieux dériver avec la baleine de Jean-Paul de Dadelsen. Ces quelques références et noms propres éparpillés là, comme autant de jalons ou de premiers points d’entrée — ce furent les miens — dans ce volume assez dense où l’on trouve résolument de tout.
Le travail critique ne saurait être solitaire. C’est un geste habité, un travail-avec. De même que Vinclair nous parle de la poésie avec Ivar Ch’Vavar (c’est le sous-titre du Chamane et les phénomènes (Lurlure, 2017)). Le collectif habite le discours indirect libre. Mieux : le collectif tend à remplacer l’impersonnel sinon le neutre dont on a voulu conditionner la pratique littéraire aussi bien que la critique. À la mort de l’auteur ou à la disparition élocutoire du poète (créature isolée, que sa propre rhétorique isole dans l’idéale solitude d’un verbe confisqué à la tribu, ptyx et lampadophore, brillants bibelots du néant), on préfèrera la réincarnation sauvage et collective de la poésie. Lautréamont plutôt que Mallarmé.Le discours indirect libre est incontestablement de l’ordre de l’avec : il ne se fait, mais sans doute est-ce vrai de toute parole, qu’en fonction de différentes voix. Faut-il ajouter que cette pratique plurielle, cet « art du discours indirect libre », touche assez naturellement à la poésie ? Il ne s’agit pas de réactiver la vieille scie du critique en tant qu’artiste et de l’artiste en tant que critique, mais rappelons que Pasolini fait de la pratique du discours indirect libre une condition de ce qu’il nomme « cinéma de poésie ». Pour Vinclair, la poésie touche à une forme particulière non de cinéma, mais de dramaturgie, de cirque, lequel « accueille tous les spectacles ». On serait d’ailleurs curieux d’avoir les vues de Vinclair sur l’image et le cinéma.
Les remarques de Pasolini sur le discours indirect libre et sur le cinéma de poésie sont réunies dans L’expérience hérétique (1972). Fait du hasard, mais pas seulement, le concept d’expérience [empirismo pour Pasolini] remonte d’emblée à la surface, et comment, lisant Vinclair, ne pas songer à L’art comme expérience (1934) de John Dewey ? En effet, comme l’écrivait Vinclair dans Vie du poème, « la poésie non seulement se confronte à l’expérience, dit quelque chose de l’expérience ou plutôt transmet quelque chose de l’expérience, mais compte elle-même comme une expérience (de la parole). »
Vinclair n’a pas le choix : il est du propre de son objet, le poème, que ce soit le Shijing ou l’œuvre d’Eugène Savitzkaya — l’empan est vaste —, de se présenter selon son étendue. Davantage que Prise de vers (La Rumeur libre, 2019), Agir non agir (José Corti, 2020) ou, livre plus personnel, Vie du poème (Labor & Fides, 2021), les Idées arrachées offrent un panorama critique, une sorte de vue en largeur du fait poétique. Sans doute est-ce lié au naturel éclectique de Vinclair, qui est toujours au service de l’acuité critique. En matière de parole, d’expérience de la parole, il convient de voir en large, de voir en grand. Tout le contraire, cependant, d’une hétérogénéité vague ou d’un discours abstrait : les sept parties qui composent Idées arrachées participent d’un seul et même « effort, indissociablement pratique et théorique ».
Le terme « effort » est souvent employé par Vinclair dans ses différents essais. C’est que la poésie est effort à. L’article consacré à l’« effort des textes » est des plus stimulants, où Vinclair remarque que « la littérature n’est pas un art, mais une empeiria [un savoir-faire] ». Il s’agit d’une dynamique, d’une pratique qui tend notamment vers la définition de sa propre forme, applicable seulement à cette forme, irréductible à chaque expérience de ou dans la parole.
Or, l’objet n’est pas à proprement dire arrêté, figé. Ni, surtout, réellement délimité. La largeur est ici illimitation, refus de la limite ou du bord. Le poème de Vinclair est sans bords (je le disais déjà ici) ; il comprend son dehors, ce d’autant que les frontières traditionnelles — la distinction entre prose et poésie, par exemple, mais aussi celles, plus délicates encore, de la pensée et de la poésie, de la théorie et de la pratique — s’envisagent comme de véritables territoires, terrains ouverts au jeu langagier, champs d’exploration sauvage à même le réel, lieux neufs et variés où il est donné à la pensée de s’aventurer sinon de se risquer. Aussi Vinclair propose-t-il, ni plus ni moins, de « déraciner les études littéraires, en utilisant les concepts de Platon (plutôt que ceux d’Aristote), mais pas les fondements théoriques de sa réflexion. » Pour Vinclair, et la réflexion est extrêmement séduisante, « Platon aurait eu raison sur l’empeiria, mais se serait trompé d’effort. »
Les Idées arrachées, livre consacré à la poésie, touchent aussi bien au domaine de la prose. Ainsi, Vinclair de faire jouer Denis Roche contre Pierre Guyotat, à l’occasion d’une réflexion très tonique qui aboutit là encore, assez naturellement, à la poésie, aptement perçue comme « une vocation, consistant à mobiliser les ressources du désir pour éclater, dans des percées subversives, les catégories culturelles qui recouvrent le réel ». Ailleurs, c’est la notion-clef de sauvagerie qui est mise en œuvre pour appréhender la création chez Joseph Conrad. Non moins intéressants sont les articles rassemblés dans la partie intitulée « Politique de la prose ? ». Vinclair y étudie Un œil en moins (P.O.L., 2018) de Nathalie Quintane, ouvrage érigé contre la sophistication poétique, ouvrage poétique et politique aussi bien (« et si la simplicité chroniquante, c’est-à-dire une certaine évidence de la conscience discursive, permettait seule à la poésie de tenir son rôle politique ? »), ouvrage qui interroge « l’éthique de la poésie » et que Vinclair va jusqu’à comparer, cela peut surprendre, aux Châtiments de Victor Hugo.
Une étude est consacrée à En guerre (Verticales, 2018) de François Bégaudeau, roman pensif, qui reprend le romanesque « là où Stendhal l’avait laissé ». Vinclair questionne, sans répondre : « Bégaudeau veut-il faire du roman le fer de lance de la reconquête de l’hégémonie culturelle ? Le roman peut-il vraiment opérer ce miracle ? » Vinclair se garde bien de trancher. Penser poétiquement, c’est tenir compte de la prose du monde, dans sa complexité, dans son ambiguïté peut-être, non de faire basculer univoquement le discours dans une unique vérité. Peut-être Vinclair trouve-t-il à cet égard une forme de salut en Georges Perros, « un de nos grands ‘‘sauvages’’, longeant des précipices le poussant à désobéir à l’esprit du temps, vivant la littérature contre les contrefaçons tapageuses des sapeurs textuels ».
Vivre la littérature — voilà le grand enjeu, dont la clef consiste à adresser le poème à « ceux qui comptent ». Un autre livre adressé vient de paraître : Une histoire du vertige de Camille de Toledo (Verdier, 2023), et il résonne curieusement avec le gai savoir du traducteur, tel que le pratique Vinclair : « Nous sommes cernés, écrit Toledo, par des manquants et des manquements : des espèces, des milieux, des paysages, des formes de vie. Et nous devons sortir de nos bulles, de cette intense sémiose pour nous rattacher. Cela implique de changer de langue, de parler la traduction, de modifier la totalité de nos codes, de nos récits, de nos encodages… » Faut-il rappeler que Vinclair s’illustre également comme traducteur ? Plus que jamais, puisque les éditions Lurlure préparent déjà un nouvel ouvrage : Le Chaos dans 14 vers, qui sera une anthologie du sonnet anglais — 400 pages — choisie et traduite par Vinclair qui sait, d’expérience, parler en traduction.
Mathieu Jung
Pierre Vinclair, Idées arrachées. Essais & entretiens, Lurlure, 2023, 528 p., 26€