Christian Travaux propose aux lecteurs de Poesibao ce texte personnel et émouvant qu’il a écrit en mémoire de Guy Goffette.
Que reste-t-il au bout du couloir
où le poète a passé trop vite
comme un homme que la nuit poursuit ?
Que reste-t-il ?
Tombeau du capricorne (p. 37)
Comment ne pas gémir ? Comment ne pas pleurer, sombrer sous le poids du chagrin, quand – soudain – on apprend la mort d’un poète comme Guy Goffette ? C’est, bien sûr, la perte d’un homme, l’absence, comme tout être, d’un être, que personne ne pourra combler. Le vide atroce. Mais c’est aussi, s’il s’agit d’un poète qui disparaît, un peu de la lumière des jours qui s’efface, un peu moins de vent dans les blés, un peu moins de lune lorsqu’il fait nuit et qu’on regarde. Et un frémissement de moins sur les vagues qui rend l’eau des jours plus étale, plus lisse, plus triste.
J’avais à peine 17 ans, quand j’ai lu, pour la première fois, Solo d’ombres de Guy Goffette. Quelque chose d’un fanal bleu, une petite lumière y tremblait, à rappeler ces souvenirs d’école où il enseignait, en Belgique, dans l’Ardenne belge. Et quelque chose y menaçait, déjà, de tout brûler. Comme un feu, couvant sous la cendre, et qui allait incendier, bien plus tard, des livres aussi beaux qu’Éloge pour une cuisine de province (1988), La Vie Promise (1991), Le Pêcheur d’eau (1995), Petits riens pour jours absolus (2016). Peu de mots, d’abord. Des vers courts, dans Nomadie (1979), dans Solo d’ombres (1983), et que l’on retrouvera ensuite dans Petits riens (2016), dans Pain perdu (2020). Entre temps, Goffette trouve sa voix, son pas, son rythme, cette allure un peu claudicante de son vers, ne s’arrêtant pas à la rime ou à la ligne, continuant ou persévérant, s’entêtant à poursuivre encore quelque chose qu’il fallait dire, qu’il fallait sauver. La beauté, peut-être, de ce monde, ou l’étrangeté, plus simplement, d’être ici-bas, d’être vivant – sur cette terre.
Des vers souvent mis en distiques, comme dans Un Manteau de fortune (2001) pour Auden, ou pour Max Jacob. Mais aussi des vers réguliers, ou quasi-réguliers, dans cette forme du sursonnet qu’il a tant affectionnée, avec cette coda soulignant, et bouclant, et continuant le poème au-delà des mots. C’est la forme que je retiens le plus de son écriture, dans des textes aussi bouleversants que le sont « Un peu d’or dans la boue » (La Vie promise) ou « Psaume pour le temps qui me dure d’être sans toi » (L’Adieu aux lisières) :
Je me disais aussi : vivre est autre chose
que cet oubli du temps qui passe et des ravages
de l’amour, de l’usure – ce que nous faisons
du matin à la nuit : fendre la mer…
(La Vie promise, p. 13)
Et :
Le jour est si fragile à la corne du bois
que je ne sais plus où ni comment ce matin
poser mes yeux, ma voix, poser ce corps d’argile
si drôlement qui craque à la croisée des ombres… »
(L’Adieu aux lisières, p. 29)
Il faudrait, peut-être, tout citer. Tout est là, dans ces quelques mots. Une façon de ne pas y toucher, de parler négligemment avec la langue de tous les jours, d’emprunter jusqu’aux plus courantes expressions de notre parlure habituelle, les mots les plus humbles. Et, dans le même temps, cet éclat des images, cette déflagration du langage, des moindres mots qui sont, soudain, renouvelés, éclairés de l’intérieur, réensemencés. Car Goffette ne se contentait pas d’une parole presque ordinaire, d’un phrasé qui rappelle tant notre parler habituel. Il prêtait une grande attention à tout ce qui relève du réel, aux moindres choses quotidiennes, comme aux moindres lieux, faits ou gestes. Ainsi d’un noyer d’hiver (Le Pêcheur d’eau, p. 46), d’une lumière d’épicerie (L’Adieu aux lisières, pp. 101-108) d’une lettre à son voisin (La Vie promise, p. 85-103), ou d’une balade faite à vélo, en février (id., p. 109-114). Là, se trouvait comme un vivier perpétuel pour ses images, comme un grand réservoir de jours qui ré-éclaire et ré-enchante ce qui fait tout notre ordinaire, toute notre vie.
Dès lors, c’est tout le monde réel, avec les poèmes de Goffette, qui se trouvait revisité, réinventé. Rapprocher ce qui ne l’est pas ordinairement. Trouver image dans ce que l’on remarque à peine, qu’on voit chaque jour, et pourtant qu’on ne voit pas. Retisser les liens du réel, ou ceux que les choses ont entre elles, afin qu’elles nous soient accueillantes, hospitalières, et le monde enfin ressoudé. Et faire ainsi que tout soit chant, et déchant, dans notre existence, petit chansonnier, rimbe, ou blues, ou poème tout simplement. Plus encore, ce qu’a fait Goffette, c’est donner à lire, en poèmes, ce qu’il lit, ses propres lectures, sous le titre de dilectures. Chaque texte ouvrait, alors, une fenêtre sur d’autres textes, d’autres auteurs : Leopardi, ou Pavese, ou Pessoa. Et Cavafy. Et Dickinson. J’ai encore, dans les yeux, ce texte où Guy Goffette évoque Saba, terré au fond de sa boutique, vendant des livres, cachant mal son étoile jaune (Éloge pour une cuisine de province, pp. 142-144). Ses poèmes entrouvraient des jours vers d’autres poèmes, d’autres textes de poètes, d’autres éclats de jour. Et c’était une façon de faire asseoir son lecteur près de lui. Comme un ami.
C’est cela qu’était Guy Goffette : un observateur du réel, et en même temps un éclaireur de ce que le réel peut dire, ou contenir, ou recéler, de beauté inépuisable. L’or est là. L’or est sous nos yeux. Et nous ne le remarquons pas. Il est tant à portée de mains que nous n’en voyons plus l’éclat, ni le lustre, ni la richesse. Avec Guy Goffette, c’est ainsi tout le quotidien de nos jours qu’il fallait reconsidérer. Aussi pouvait-il renouveler notre vision du mythe d’Icare, en voyant dans le sdf qui quémande dans le métro, un Icare que nous méprisons et dont nous ne voyons pas la chute (Auden ou l’œil de la baleine, pp. 67-71). Ainsi, encore, pouvait-il dire ses voyages, ses mésaventures : Charlestown, Lisbonne, Gdansk, Hoëdick, et – tout récemment – rue Saint-Denis, dans Paris à ma porte (2021). Et, par son dire, transfigurer ce qui fut sa vie quotidienne, ses plus petits gestes et dits. Je me souviens d’une lecture, à l’Échelle, avec Pirotte, où son « Février à vélo » avait, longtemps, résonné.
Aujourd’hui, voici qu’il s’en va. Et c’est, sans doute, un peu de nous qui s’en va aussi avec lui. Un petit bout de notre vie qui s’éteint, comme une bougie, quand lui s’est éteint, désormais. La mort tient toutes bouches closes. Et tous corps raidis, sous la terre. À moins qu’elle ne disperse au vent, comme cendre, ce qui fut d’un être. Elle étouffe, et remplit de vers, ou d’air, nos si pauvres paroles. Et nous, nous n’y pouvons rien faire, sinon – vivants – restituer la voix de ceux qui ne sont plus, et qui s’en trouvent soudain privés. La poésie fait résonner au-delà de ce qui dit la langue. Elle cherche à faire vibrer les pierres, comme à lire l’eau des nuages ou de la nuit. Celle de Goffette conserve un peu de sa voix dans ce tremblement si particulier de ses vers. Il nous revient de l’écouter, de l’entendre alors murmurer quelque chose de son existence, quand il était encore vivant, et de le faire revivre en nous.
Il est là, toujours, dans ses livres.
Christian Travaux
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