Pascal Dethurens s’attache à montrer tout le rapport qu’entretenait Hiroshige avec la poésie, celle des autres et la sienne propre.
Jim Dwinger, John Carpenter, Andreas Marks, Rhiannon Paget, Shiho Sasaki, Hiroshige en 500 estampes, Editions de la Martinière, 2023, 528 p., 59 €
Grandeur de la présence
Au nom d’Hiroshige s’élèvent aussitôt des évocations de paysages enneigés, des hirondelles perchées sur des branches de pêchers en fleurs, des vues des sites célèbres d’Edo, des cerisiers peints sur des éventails — la panoplie du Japon d’autrefois, de ce Japon qu’on peine à retrouver quand on le parcourt aujourd’hui, sauf à l’apercevoir à travers des yeux embrumés par le souvenir ou la nostalgie. Le gros volume qu’offrent les éditions de la Martinière a le mérite de rappeler cet Hiroshige-là, le peintre des rizières sous la pluie, des envols de canards sauvages, mais un autre aussi, plusieurs autres à la vérité, dans une présentation sobre et somptueuse en même temps.
Le catalogue, sous la responsabilité de Jim Dwinger, regroupe quatre essais des meilleurs spécialistes de l’œuvre d’Hiroshige, John Carpenter, Andreas Marks, Rhiannon Paget et Shiho Sasaki. Autant dire d’emblée que leur travail est colossal et que le livre est destiné à devenir l’ouvrage de référence. L’œuvre d’Utagawa Hiroshige (1797-1858) comprend près de 5000 estampes, des illustrations pour plus de 150 livres, des centaines de peintures et, on le sait moins, des poèmes. Foisonnante, le mot est faible, l’artiste montre tout du Japon, les paysages s’étendent chez lui d’Osaka à Kyoto, du lac Biwa au mont Fuji, de la baie d’Edo aux provinces du nord, campagnes autant qu’espaces urbains, il n’oublie aucune saison, montre l’étincellement de la neige au matin autant que la tristesse de la pluie sur les rivières, capte les tourbillons de la mer en furie autant que le calme des baies apaisées, fait place aux paons autant qu’aux faisans, aux chrysanthèmes autant qu’aux cerisiers, sans omettre, peut-être le plus beau, en tout cas le plus présent, le disque parfait de la lune sur toutes les nuits.
L’ouvrage rappelle à juste titre combien la poésie innerve toute la création picturale chez Hiroshige. Pour leur donner une dimension calligraphique, de nombreuses estampes sont accompagnées de poèmes écrits dans toutes sortes de styles, parfois des caractères chinois carrés, le plus souvent des kana au tracé excentrique et des kanji très cursifs, qui dialoguent avec les lignes du dessin. Hiroshige a choisi avec grand soin dans des anthologies les haïku qui allaient lui servir de point de départ à ses estampes, poèmes idéaux en raison de leur brièveté (dix-sept syllabes réparties en trois vers, de respectivement 5, 7 et 5 syllabes). La plupart, expliquent les auteurs de l’ouvrage, ont été puisés à même l’œuvre du grand Basho (1644-1694), le chantre du moment présent et de la beauté éphémère.
Hiroshige – c’est ce qui a fait son succès parmi les poètes au Japon – a reçu de nombreuses demandes de la part de groupes de poètes, et les illustrations qu’il a réalisées pour des anthologies de poèmes témoignent de ses liens continus avec les cercles poétiques de son temps. Le chant est partout chez lui : celui des poètes bien sûr, qu’il connaît et qu’il cite, mais aussi celui de la nature, jamais indissociable du leur, cette nature qui parle à travers le chant des fauvettes et le croassement des grenouilles. Est-il besoin de rappeler le titre d’un recueil célèbre Myriades d’oiseaux : concours de poèmes (1790), bien connu du peintre ? Nombre de ces poèmes sont figurés dans les estampes pour dire, ici un moment fugace d’une saison, là le frisson imperceptible d’une branche, là encore la lueur d’une lanterne la nuit.
Hiroshige – c’est un autre mérite de l’ouvrage de le montrer – n’était pas connu comme poète, bien qu’il se soit essayé à la poésie et ait pris plus tard le nom de poète Tokaido Utashige. Surtout, il est resté fidèle à l’esprit de Basho, le maître absolu, qu’il a excellé à traduire en images. Le chatoiement des couleurs sur les plumes d’un canard, les ondes silencieuses à la surface d’un étang, le trait fuyant d’une hirondelle en vol, la chute des pétales d’un cerisier, tout ce qui fait l’irréalité de la réalité, le grand thème de l’illusion si présent chez Basho, il fallait tout l’art de la suggestion de Hiroshige pour leur trouver des correspondances en images.
Les femmes et les hommes ne sont pas absents de ses estampes, loin de là, on les voit traverser des ponts en montagne, chevaucher sous la neige chargés de ballots, se promener dans un jardin de pruniers au printemps, allumer des lampions multicolores, contempler les rives d’une rivière… C’est une humanité grouillante et recueillie qui peuple l’œuvre de Hiroshige, enveloppée toujours d’une douceur surnaturelle. Ces êtres sont là, sereins ou affairés, pour vivre le temps qui passe et qui efface tout, ils jouent les rôles de la vie, les femmes prenant le thé, les enfants jouant de la flûte, les marchands vendant leurs produits au marché, les pêcheurs rentrant à la nuit tombée. Tous célèbrent la beauté de ce qui est, une foule rassemblée pour admirer les cerisiers en fleurs, des amis réunis pour faire un jeu de l’oie, des danseurs s’animant pour garantir des récoltes abondantes.
La poésie ? Elle est partout dans les estampes de Hiroshige. Et elle est faite pour l’émerveillement devant la présence, l’étonnement d’être là, comme le dit ce haïku de Chikuga qu’il a tant de fois illustré :
« A travers la cloison de papier
De la maison baignée de soleil —
La douceur d’un calme jour d’hiver ».
Du monde, il ne saurait être question de dire quoi que ce soit. Dire plus, montrer plus, ce serait s’exposer à dire mal, commettre un abus de langage, forcer la nature de l’image. L’estampe, comme le poème, n’est pas là pour parler plus haut que l’objet qu’elle cerne, elle est là pour dire – ça n’est rien et c’est énorme – que ce qui est est :
« Les silhouettes des iris
Reflétées sur l’eau
Ressemblent aux iris ».
S’assurer que le monde est là, quand tout s’enfuit. De quoi remplir une vie de poète.
Pascal Dethurens
Jim Dwinger, John Carpenter, Andreas Marks, Rhiannon Paget, Shiho Sasaki, Hiroshige en 500 estampes, Editions de la Martinière, 2023, 528 p., 59 €