Hervé Micolet, “Les Cavales, I”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel traverse ici pour “Poesibao” “Les Cavales” d’Hervé Micolet, ce livre qui vient après vingt-huit ans de silence littéraire.


 

Hervé Micolet, Les Cavales, I, Éditions la rumeur libre, 2023, 240 p., 20€


Qu’as-tu donc vu que tu perds courage ?” (p.44)
Les “Cavales”, nous apprend le dernier poème (éponyme) du recueil, sont explicitement celles du prologue du Poème de Parménide – coursières qui, on le sait, amenaient (au sixième siècle avant Jésus-Christ) leur penseur vers l’Être (vers le “il y a” véritable, immuable et accompli de la réalité). Elles y étaient – aux ordres de la déesse de ce qui est vraiment – “juments” dynamiques (car servantes du désir d’aller plus loin en celui qu’elles conduisent), solidaires (car attelées, faites pour aller les unes par les autres), et expertes (car “disertes“, écrit Micolet, facilitant l’expression sur une “route abondante en révélations“, souhaitant la “bienvenue” dans ce qu’elles foncent faire découvrir, piaffant devant la vérité qui s’ouvre à celui qu’elles transportent). Toute la science des Cavales est, à présent comme alors, de faire aller plus loin, en montures aventureuses et aventurées, à la fois bruyantes, solennelles et inquiètes (une cavalcade n’est jamais son propre guide – elle n’a donc ni la discrétion, ni la simplicité de conduite, ni la sérénité de ce qui la motive et conduit) : la science poétique est, à ce titre, heurtée, renâclante, ajourneuse, obsessionnelle – comme le sont l’étonnante mélancolie inclusive (d’ailleurs plus soucieuse de diversité temporelle que spatiale, comme puisant à tous les âges de la langue française) et l’étrange gratitude révoltée du travail des vers d’Hervé Micolet.

La chose qui frappe le plus, c’est l’absence complète de dialogues, de gestes et d’une intrigue intéressée à elle-même dans ce recueil de 230 pages. C’est une poésie anti-dramatique : on ne s’y interpelle jamais, on n’amorce pour ou contre d’autres ni avance ni recul, on ne scande aucune rencontre. Des caractères normalement en prise les uns avec les autres, et récoltant les fruits (contrariés, disputés) de leurs actions croisées, sont ici chose inconnue. On est exclusivement dans l’épique et le lyrique, mais l’épique y serait délibérément régressif (le monde humain s’y développe non en puissances se heurtant à leurs obstacles extérieurs, mais bien en impuissances à agir, ou en puissances exclusivement occupées à renverser leurs obstacles intérieurs; l’auteur, comme le suggérait Emmanuel Laugier, se veut plutôt rhapsode “de la déception”), et le lyrique y est subi, violenté, épanchement moins d’une expression que d’une compression : le “repli” du sujet s’avoue surtout rabattement par le monde, première personne d’effusions encaissées, féroce ricochet des naïvetés d’un cœur. C’est une intimité s’éprouvant sursitaire, se devenant facultative – comme une lassitude expressive de l’âme, dédaignant (parce qu’estimant ne l’avoir pas tout à fait méritée encore ?) sa propre capacité de nouveauté. Mais la franchise vitale du poète est partout remarquable : l’épopée est explicitement celle d’un deuil, et ce lyrisme du retrait revendique son nom : mélancolie. L’homme veut s’expliquer pourquoi il a tant souffert, et souffre de nos consignes de voyager léger dans l’assomption de la mort. Aux antipodes d’une révélation de l’esprit ayant inspiré une action héroïque, on est en effet ici dans le ressassement d’une inaction traumatique (la mort d’une mère jeune) ayant induit l’esprit d’examen et d’élargissement des sources qui la ressaisit et la compense. Rien ici, donc, de tragique (une mère morte n’a plus de raisons à opposer impérieusement ou coupablement aux nôtres ; la mort délivre de toutes incompatibilités mortelles) ni de comique (la mère morte n’a plus la moindre maîtrise ou souveraineté qu’on puisse railler et faire se contredire; toute mort met sa vie d’aplomb, en en confisquant les travers); ne restent alors qu’une cavalière (et épique) exploration de nos raisons de lui survivre, et la souveraineté (lyrique) d’un style à construire.

L’étrange obsession du texte est alors ceci : sauver la mélancolie et ruiner le deuil. La mélancolie est une sorte de fidélité à l’usure normale du monde (et de ce qui vient, éventuellement, de plus loin, s’incarner en lui !). Visitant la “chapelle des champs” – qu’il connaît bien, dans son Forez – Micolet prie qu’on la laisse se ruiner tranquille, et se dégrader tout son saoul : le “ciel des pauvres” n’est-il pas lui-même pauvre ? Faudra-t-il interdire à la nature l’accès à nos ruines, et “détruire” ainsi “cela même qui vient détruire” ? Le respect de ce qui meurt ne s’étend-il donc pas à nos œuvres ? Alors “espérons/ dans l’herbe, elle/ qui est la plus forte …” contre “des ruines/ qui ont fait leur nuit et se rallument/ jusqu’à leur épuisement sur terre/ où elles s’effaceront, comme toute trace/ dans un bon travail“. Et c’est au nom même de la mélancolie que l’auteur se refuse à “faire son deuil” : quel intérêt trouveraient donc les morts à notre travail de vivre sans eux ? Une source d’être disparue – tels sont nos indéfectibles morts – ferait-elle moins longtemps, moins légitimement, souffrir qu’un membre fantôme ? L’auteur, qui ne pardonne d’ailleurs pas à la crémation, note qu’un mort ne part en fumée qu’en trahissant la terre dont il vient (en ne méritant pour ainsi dire plus d’en avoir eu corps) et fausse ainsi la leçon de l’Ecclésiaste en se choisissant et s’établissant lui-même buée et vanité posthumes ? La mélancolie du poète est ici une faiblesse se refusant au ressentiment, et son inconsolabilité résolue un refus de changer de mystère.

Ceux qui ont eu “la délicatesse de s’en aller mourir” ont, en effet, acquis l’impartialité, non celle de l’omniscience, mais bien d’une égale (car le néant n’est pas plus loin d’un être donné que de tous les autres) et désintéressée (car qui a perdu son unique présence possible ne préjuge de plus rien ni personne dans le réel) science de nous tous, discernement que nous pouvons toujours avoir pour eux, et retourner alors sur nous : “Frères tout autour/ qui vous placez aux points cardinaux/ et bougez d’un petit pas, qui cherchez/ à bon droit de repasser la porte/ et vous enfuir, vous tenir ensuite/ au plus loin du cercueil sur la terrasse/ frappée du plein éclat, sans doute/ ce fut déraisonnable que d’avoir dû voir/ si longtemps son regard nous suivre tous/ et chacun, se mouvoir ainsi/ en ses mouvements échappés/ sur chacun et sur tous à la fois,/ chacun pouvant se croire/ être vu en particulier et le seul/ à être vu sans qu’il en tire un privilège,/ pas même celui d’être en faute,/ si grand encore est la vanité,/ ou de n’être qu’une chose, chose/ cependant, lui aussi …” (p.83)

Cette oeuvre d’une rare complexité – qui vient après vingt-huit ans de silence littéraire, et inaugure (visiblement) un cycle rigoureux, virtuose et singulier – propose, comme on verra, perdus au milieu d’une globale inaccessibilité, tant d’éclairs d’un génie franc et fraternel, qu’on reparcourt déjà cette formidable, opaque et malicieuse chevauchée : on veut comprendre ce combat entre Lucrèce et Dante en ce villonien pleureur. 

Marc Wetzel

Hervé Micolet, Les Cavales, I, Éditions la rumeur libre, 2023, 240 p., 20€


“Si quelqu’un pouvait dans quelque bonne maison
comme étant son hôte, à soi-même se dire,
et point trop humilié après qu’il a fini sa chose,
que c’est bien, que c’est juste et, en plus,
que ça tient, nous aurions là un geste
univoque à Dieu, tel qu’il œuvre puis après
se repose” (p.41)

” … Nature
sempiternelle qui tue les siens
sans ordre, se pâmant d’aise
pendant la lutte d’agonie
où elle a autre chose à faire, elle
que tout indiffère et qui se poursuit
comme elle est, n’intervenant en rien
où elle ne fait que laisser dire croyants
comme incroyants. Pauvres de nous
qui dirions des bêtises semblables
à des consolations ou des rancunes,
ou qui perdrions la parole sans même savoir
s’écrier Miserere, ose
enfin dire ce que tu as vu toi,
ajoute” (p.79)

“Et si l’on ne peut se fier
à rien de vrai sur la terre,
si tout y est fallace et vain, doive
la douleur être parmi les sens,
chez la créature, celui qui trompe
le moins” (p.81)

“Heureux celui qui a vu cela
avant de descendre sous la terre,
pour lui sur la terre les dieux
sont là, les dieux y sont” (p.171)

” … Mémorables sont ces lieux
où l’on s’attable, où de chacun
par son prénom, Cléon, Callias
ou Simonide, on saurait la juste place
si la maison s’écroulait sur ses convives,
et certes comme toute bonne maison celle-ci
aussi est bonne à fuir” (p.198)