La poésie du regard haptique (Hélène Miguet)

Pierre Gondran dit Remoux propose ici une lecture du livre d’Hélène Miguet, « Des fourmis au bout des cils », paru aux Editions Citron Gare.


Hélène Miguet, Des fourmis au bout des cils, Éditions Le Citron Gare, 90 p., 2022, 10 €.  

La poésie du regard haptique

Le recueil d’Hélène Miguet est un traité d’optique : il nous donne à lire une théorie de la vision, du regard sur le monde. Et c’est d’une grande ambition car ce regard est un regard poète. Le recueil s’ouvre par une première partie « Métamorphoses » qui est un parcours dans la région lyonnaise, notamment l’ancienne ville industrielle de Givors, où subsiste la haute cheminée de la verrerie : les ouvriers « faisaient fumer le monde/pour accoucher d’un peu de transparence ». Les propriétés optiques des corps seront le fil conducteur de l’ouvrage. Lors de ce cheminement, avec sensibilité la poétesse décèle les détresses, les illusions, tisse les images ; surtout, apparaît le thème original d’un regard actif et tactile : les miroirs « percutent les paupières », le regard « feuillette », « on ramasse [les miettes du ciel] du bout des cils pour les déguster du regard », le grand cerf-volant est « au bout du regard », qui devient ficelle tendue vers l’objet. Le rôle actif ou passif de l’œil est au cœur des débats antiques et médiévaux quant à la nature de la vision : selon la théorie de l’extramission, le rayon visuel est émis par l’œil (où se consume un feu), tandis que selon l’intramission, les formes des visibilia sont portées par les rayons lumineux qui entrent dans l’œil — tel que la physiologie moderne nous l’apprend. Hélène Miguet propose de reconsidérer la théorie de l’extramission : « Pas une pupille qui n’ouvre le monde/trop offert/d’une nudité si dense que nos cils s’y accrochent,/le ploient comme un rameau de mai », « Quand on pose regards et mots sur le monde (…) on met le feu ». C’est bien l’œil qui ouvre le monde et non pas le monde qui apparaît à l’œil qui s’ouvre ; sans regard porté sur lui, le monde est noir, notre œil lui donne ses propriétés lumineuses, intensité et  couleur ; même nos cils, pourtant si frêles, suffisent à le ployer : dire si notre regard est puissant ! 

La deuxième partie « Monde, miroir, mon beau miroir » pousse loin ce travail sur extramission/intramission : à chaque page, le poème est double, scindé en deux par une diagonale-miroir : ainsi, la poétesse scrute la flaque de haut et la flaque scrute la poétesse d’en bas. L’aube, la goutte de rosée, le puits, etc. sont doublement évoqués. De manière frappante, les yeux tristes d’un gibbon au zoo « coulent noirs sur la vitre crasseuse » (voir l’extrait) : le regard de l’animal projette son opacité au milieu transparent de la vitre. Dans la troisième partie « Nocturne, ré mineur », la nuit est tombée. La narratrice est une grande insomniaque mais peu lui importe : elle a des « vers luisants au fond de sa chambre noire » et « un mode rafale ». Cependant l’angoisse naît : « la ville s’est effacée », « quelque chose ne fonctionne pas car normativement [sa] vue a pour l’habitude de fonctionner », autrement dit illuminer le monde. Le constat lugubre est tiré un peu plus loin :  « tu as cru la laisser dehors la nuit/mais tu ne savais pas encore/qu’elle venait du dedans ». L’obscurité même est une projection extramissive de l’œil… Une autre propriété du regard d’Hélène Miguet est qu’il est tactile, il a affaire au concret : les fourmis sont au bout des cils — c’est le regard haptique (de l’ordre du toucher) décrit par le critique d’art Aloïs Riegl (1901, consacré par Deleuze). Ainsi, on lit : « les regards glissent comme les lames des patins sur la glace vive », les yeux sont posés « lourds sur la mousse humide »… Ce regard haptique qui donne à voir au-delà de l’optique, c’est également celui qui voit l’Autre dans l’épaisseur de sa souffrance. Dans la dernière partie, la poétesse exerce ce regard empathique par l’évocation sensible des « Mohicans malgré tout », qu’elle a déjà entraperçus autour de la « cheminée-totem » de Givors au début de son ouvrage lumineux. Ivan Illich se désolait de « l’œil iconophage » moderne (autrement dit passivement intramissif) si peu à même « d’embrasser le monde ». Le regard d’Hélène Miguet a réappris à le faire.

 Pierre Gondran dit Remoux

Hélène Miguet, Des fourmis au bout des cils, illustrations de Christian Mouyon, Éditions Le Citron Gare, 90 p., 2022, 10€.  


Extrait, pages 32 et 33.

Tes yeux de singe
coulent noirs sur la vitre crasseuse
attirent comme un aimant les piaillements des
gosses
et les barbes des papas
tes prunelles vont si loin
que j’y vois au fond des souvenirs neurasthéniques
de haute-voltige
je sais que tu juges
au nom de toutes les bêtes
nos pelages de culs-bénits sur des dessous de
fauves

Le gibbon :
Tes yeux sont cerclés de métal
eux aussi ont leur vitre arrondie sur le monde
tu crois être du bon côté celui des ophtalmos
et des poètes
mais tu es un zoo
à toi toute seule
tu hurles en rêve   craches des cacahuètes à la face
des dieux
te grattes les aisselles
ni vu ni connu
tout le monde croit que tu attends comme moi
la fermeture du parc