Oiseaux-Musiques de Jacques Moulin, par Alexis Pelletier


Une lecture de “Corbeline” de Jacques Moulin, paru à l’Atelier Contemporain, par Alexis Pelletier.


Jacques Moulin, Corbeline, Monotypes d’Ann Loubert, L’Atelier contemporain, 2022, 178 pages, 20€

L’atelier contemporain a fait paraître récemment, Corbeline de Jacques Moulin avec la reproduction de monotypes d’Ann Loubert. L’ouvrage, comme toujours chez cet éditeur, est très beau. Corbeline se compose de neuf parties : « Corbeline », « Corbeaux en fragments », « Suite corbeautique », « Cochoir », « Grues en chantier », « Héronnière », « Du martinet », « Mésanges » et « Vauture ».
Plusieurs remarques simples se dégagent de cette table des matières. Tout d’abord si le recueil – au sens d’ouvrage qui rassemble des poèmes – laisse une part importante aux corvidés et, dans cette famille de passereaux aux corbeaux et corneilles, il est, après À vol d’oiseaux (L’Atelier contemporain, 2013, avec Ann Loubert, également) un nouveau livre des oiseaux de Jacques Moulin, comme il les vit, les voit ou plus exactement comme la marche et le rythme de son écriture peuvent procéder de la multiplicité des oiseaux, sans trop mentionner les oiseaux marins que le poète de Valleuse (Cadex, 1999) connaît bien par ailleurs – je pense au « goéland » et surtout au « guillemot » dans Escorter la mer (Empreintes, 2005). Quelques mouettes et cormorans passent, cependant, dans la partie « Cochoir ». Mais comme les titres de chaque partie l’indique, dans Corbeline, l’oiseau souverain est le corbeau, avec sa parentèle, si je peux dire : corneille, choucas, freux, etc.

La seconde remarque tient au fait que ces titres désignent le jeu verbal de Jacques Moulin qui loin d’être un divertissement lettré profite des ressources du langage pour déstabiliser les références. Qu’est-ce qu’un cochoir, par exemple ? Je ne sais pas si j’arriverai à répondre à cette question. Et que signifie le titre du livre et pourquoi est-il repris dans sa première partie ? L’énigme touche très profondément à notre relation avec les mots.
Enfin, neuf parties, c’est évidemment un choix qui participe d’une esthétique de la mesure pour composer un ouvrage qui rend hommage aux musiciens volants que sont d’abord les oiseaux.

La partie « Corbeline » donne partiellement la clé de l’énigme du titre. La corbeline est l’herbe à corbeau, « Corbeau la cueille / À la nuit tombée / Pour la mort déjouer » (p.12). Jacques Moulin ne dit pas son emprunt à l’ancien français, via le dictionnaire de Godefroy (volume 2, p298c). Mais s’il ne le dit, c’est que son appropriation du mot en fait aussi une sorte de mot-valise. Le premier poème de Corbeline est dédié à Coline, jeune enfant. Et ce sont donc les poèmes des corbeaux pour Coline que nous sommes invités à lire. Avec l’émerveillement de l’enfance, c’est-à-dire exactement cette énergie qui sait que rien n’est plus sérieux que le jeu avec les mots. « La corbeline dit du corbeau la courbure. L’orbe chafouine quand s’inclinent le cou le jabot et le bec » (p.15). Et c’est un peu comme si le sens des mots se tendait et se distendait dans ce renouvellement de la figure du corbeau qui paraît échapper aux images mythologiques (les corbeaux d’Odin, ) ou poétiques (le « jamais plus » du sieur Poe). Et voilà que les mots peuvent chanter, avec des heptasyllabes, comme dans une fable de La Fontaine (« le corbeau et le renard », bien sûr) : « Corbeline est la chanson / Que tu montes sur la Côte / Plus tu montes plus tu sautes / Hors la combe ta prison » (p.27). Qui est ce « tu » ? Coline ou le corbeau, ou les lectrices et lecteurs pris individuellement : vraisemblablement toutes ces instances réunies qui vont connaître dans les deux parties suivantes du livre « Corbeaux en fragments » et « Suite corbeautique » un ensemble de variations sonores qui donnent presque l’impression de voir la langue se plier à toutes les notations de l’ornithologue et qui concentrent une remontée vers des interrogations premières : interrogations du corbeau certes, mais aussi celles des freux, des corneilles ou des pies qui font aussi partie des corvidés Ainsi, à l’instar de la rose de Silesius, « le corbeau vit sans pourquoi » (p.70) et tous les jeux avec son cri – que le poète écoute et tente de décliner dans ses mots – participent d’une quête qui vise à dire que « Le corbeau est l’oiseau de la première fois » (p.70) tandis que les corneilles sont « oiseaux des murs / Qui se passent de mots / Leurs cris inscrits en pierres / Avec l’écho » (p.75) et que pour la pie « Son mur est l’horizon » (p.84). Les oiseaux agrandissent, pour Jacques Moulin, le sentiment et le sens de l’espace.

C’est d’ailleurs ce qui se déploie dans la partie « Cochoir ». Le terme participe de l’imaginaire verbal de Jacques Moulin. Il ne revêt pas les sens techniques que Littré lui donne et qui désignent soit un terme de marine, soit un terme technique. Mais il participe d’une manière de prendre en note, de rassembler, de cocher les oiseaux qui constituent le paysage de l’auteur. Et c’est là que la concaténation verbale de Jacques Moulin rassemble une langue qui fonctionne par associations infinies : « Appeau appelle / appâts de mots / appeau appelle / dans le poème / liste d’oiseaux / du chant en page / mots après mots » (p.101). L’oiseau, c’est la vie, dira quelque duchampien et les listes à jamais incomplètes du livre conduisent le tu – qui est aussi, évidemment la projection même de l’auteur – à dire : « Oiseaux t’échappent assurément / Tu fais des listes sur la page » (p.106). Les trois dernières sections du livre le font délibérément sortir de l’espace des corvidés. Grues, martinets, mésanges puis vautour sont à l’honneur. Et la multiplicité verbale n’est pas de reste : vers libres, vers mesurés, prose, lexique. L’écriture de Jacques Moulin joue avec l’énergie des vocables pour achever un ouvrage dont on comprend ici combien il est réjouissant. Les oiseaux de Jacques Moulin sont des oiseaux-musiques qui nous ouvrent à la fois l’écoute et l’époque.

Jacques Moulin, Corbeline, Monotypes d’Ann Loubert, L’Atelier contemporain, 2022, 178 pages, 20€


Extraits

Ramasser des noix n’est pas casse-tête mais chasse-pied
Le pied éclaire la glane
C’est par lui qu’on délivre la noix carène naufragée
Comme on roule un scrupule en sa chausse

On est au pied de l’arbre herbes hautes feuilles mortes
La noix cachée offre l’oignon au pied
Lui donne ailes
Tout le corps tend vers l’orbe
Le vent pleure un peu

Corbeaux sur les vignes des choucas peut-être
Tu dis corneilles
Le mot chante
Feuille à terre
Coque en brou
Noyau dru

Coque de noix et corneilles font l’automne
Rauque quand le raisin n’est plus que rafle
Jetées aux cendres

Corneilles ou freux
Freux est feu de brou noirci
La noix est feu de freux sous bogue
Coque noix brou ou freux sont luisances d’équinoxe

On enfouit l’automne des noix dans sa poche
Ça tourne déjà en meule
La molaire concasse son scrupule se met cerneau en tête

Un freux lâche sa prise
Tout retourne à l’humus
                            (« Suite corbeautique », p.75-76).

ON PARLE OISEAUX
Bien avant l’affût on parle oiseaux. Balbuzard buse ou bruant. Envol de propos comme font les arbres sous nos yeux. Tout défile. Passe le mot renard. C’est l’époque. Rut et compissage. La buse est au piquet. Un bouquet de corbeaux aux ramures. On voit leurs nids malgré les guis. Les notes du gui aux partitions des arbres. Le fumier fume sur les givres. Un vol de sansonnets dans nos bouches affole l’affût. Tout tourne autour de ce mot.

On arrive au pied du rocher. La lumière recule. Ils sont là. Eux sans nous. Ça tourne. Le calcaire est lumineux sous l’orbe de leurs ailes. Après la buse statique le tournant vautour – avec du hiéroglyphe dans son vol quasi stationnaire. Le cartouche du ciel l’évasant du rocher.

La portance du vautour. Les rémiges digitées – plume au bout du doigt pour voler grande voile.
                            (« Vauture », p.160-161)