David Lespiau, “Sarin”, lu par Anne Malaprade


Anne Malaprade ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao ce livre de David Lespiau et en explore quelques problématiques saillantes.


David Lespiau, Sarin, Les Cahiers de la Seine, 2023, livre non paginé, pas d’indication de prix.



Sarin est un bien joli signifié. Pourtant ce signifiant aux douces sonorités, créé à partir de lettres du nom de ses quatre inventeurs allemands (Schrader, Ambros, Gerhard Ritter et Van der Linde), désigne un produit terrible : un insecticide découvert en 1939 dans les laboratoires de l’IG Farben et déclaré arme de destruction massive par l’ONU en 1991. A ce titre, sa production et sa conservation sont interdites depuis 1993. Cette substance inodore, incolore et volatile est fatale à l’animal et l’homme même à très faible dose. Le neurotoxique attaque le système nerveux et occasionne les symptômes suivants : nez douloureux et enflé, hypersialorrhée, dyspnée, myosis, nausées et vomissements, incontinence, perte de conscience, coma, convulsion, et mort par asphyxie. Quand il ne tue pas, Sarin laisse de graves séquelles neurologiques.

L’armée irakienne l’utilise pour détruire la population kurde d’Halabja en 1988. En 1994 et 1995, la secte japonaise Aum l’emploie dans la ville de Matsumoto puis, un an plus tard, dans le métro de Tokyo. C’est au tour de la Syrie, à partir de 2012, de recourir à cette arme chimique pour assassiner rebelles et civils.

David Lespiau a choisi de s’arrêter sur le crime commis par l’armée syrienne le 4 avril 2017 contre le village de Khan Cheikhoun. Il a travaillé, comme il l’explique dans un texte de présentation lu au Jeu de Paume en 2023, à partir de coupures de presse issues des quotidiens Libération et Le Monde qui relatent cet événement, le commentent, l’expliquent, l’analysent en convoquant divers témoignages produits par des habitants, des médecins, des Casques blancs, des journalistes présents sur place. Bouleversé par la une de Libération représentant une photographie de cadavres d’enfants, frappé par les différentes versions données de ce même événement selon le gouvernement de Bachar Al-Assad, la presse européenne ou encore certaines O.N.G., David Lespiau a accumulé un certain nombre d’articles de presse en vue de mener une forme d’enquête : une investigation littéraire dont la pertinence est d’ailleurs interrogée[1]. Démontés puis remontés, que vont révéler ces fragments dans la séquence qui nous est aujourd’hui donnée à regarder autant qu’à lire ?

Celle-ci se présente sous la forme d’une série de 99 énoncés suivie d’un bloc de prose dont David Lespiau est l’auteur : les mots, ici, sont enfin les siens. Ces énoncés, qui constituent donc le corps principal du texte, sont numérotés. Ils sont regroupés au nombre de deux, trois ou quatre sur chaque page, chacun étant entouré de blanc. Pas de majuscule, pas de point, quelques virgules ; des fragments coupés dont on perçoit ou non la coupure, et auxquels la forme du vers donne une résonance et une lumière particulières. Les quatre derniers se distinguent par l’emploi de la première personne du pluriel. Ils sont cette fois prélevés de la bouche même du président syrien qui met ici en place un terrifiant système de négations, « une sorte de gomme » qui renvoie au néant le crime, les morts, toutes les victimes. Rien n’a eu lieu à Khan Cheikhoun, annonce tranquillement Bachar-Al-Assad.

Qu’est-ce que ce livre « teste » devant une telle mauvaise foi ? David Lespiau s’interroge sur ce que parler veut dire, ce qu’écrire signifie ou touche quand il s’agit de répliquer, de répondre à un gaz qui empoisonne les corps, mais aussi, dans un second temps, les mots des uns et des autres, et jusqu’à cet air que tous, nous respirons. Je repense bien entendu au travail de Reznikoff dans Testimony et notamment au commentaire qu’en a fait Emmanuel Hocquard[2]. Il s’agit également ici, pour une part, de trouver un espace écarté ou à l’écart qui permet peut-être de dévoiler ce qui est caché. La difficulté est que le voile en question est invisible. Comment activer le langage pour que ce langage susceptible de mentir et de nier soit aussi capable, de manière extrêmement simple, de neutraliser les images, les métaphores, toute forme de déplacement et de sublimation ? En coupant et découpant la prose des journalistes, des spécialistes, des politiques, en la copiant et la recopiant[3], David Lespiau ré-écrit (à) la lettre même, au plus près de la lettre. Il tente de zoomer sur les mots des autres pour « mieux voir » en ses propres mots. Faire silence et parler mutique devant ces énoncés prélevés. Écouter leurs justifications, leurs contradictions, leurs naïvetés, leurs lapsus, leurs flottements, leurs raisonnements. Nommer l’espace qui les entoure, ce blanc qui n’est pas un vide, cette force qui écarte ces énoncés, les immobilise, arrête leur course au sens et à la vérité — ou au mensonge.

Une question éthique se pose alors : de même que le gaz empoisonne l’air que nous respirons, existe-t-il un usage de la langue qui corrompt l’espace séparant les lettres, les mots, les syntagmes, les phrases ? La poésie a-t-elle le devoir, le pouvoir, la possibilité d’insuffler un air de nouveau respirable devant ce qui fait suffoquer l’homme ? C’est en tout cas l’espoir de l’ultime texte de Sarin : ce dernier paragraphe, « au risque de romantiser », introduit, enfin, du souffle entre les mots. Et sous forme d’un quasi proverbe, il pose l’assertion suivante, que chacun de nous peut faire sienne : « où je suis responsable de ce que je respire, je lis ».

Anne Malaprade

[1]. « Décider où et comment couper, construire ces séquences versifiées, isolées, numérotées, est apparu parfois obscène, parois vain, ou simplement faux. J’aurai mis beaucoup de temps à finir ce livre, alors qu’il n’y a pas un mot de moi dans ces phrases. »

[2]. David Lespiau connaît très bien l’œuvre d’Emmanuel Hocquard. Il a, entre autres, établi l’édition du Cours de Pise paru chez P.O.L en 2028. J’ai mis des guillemets au verbe « teste » car ce mot renvoie au livre d’Emmanuel Hocquard intitulé Un test de solitude (P.O.L, 1998).

[3]. Geste que glose la quatrième de couverture : « Je recopie pour essayer de comprendre/ce que j’apprends vraiment en lisant,/et où ce que j’apprends vraiment est situé. »