Guillaume Marie, “Je vais entrer dans un pays”, lu par Samuel Deshayes


Samuel Deshayes rend compte aux lecteurs de Poesibao de ce livre de Guillaume Marie qui tourne autour d’un singulier personnage.



Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays, éditions Corti, 2024, 80 pages, 15€



Saisir l’insaisissable

Benoît Labre n’est pas facile. C’est un sujet rétif et fuyant. C’est un poisson, cette créature dont les Anciens savaient qu’ « il est absolument impossible de [la] domestiquer […] Ni même de l’approcher. »
Drôle d’hagiographie, où la légende est mise entre parenthèses :
« (Il avait, dit-on, une voix très douce, un chant très pur, mais je me méfie de cette rumeur qui ressemble trop à une belle légende.) » 
Où « Alors ils commencèrent à dire qu’il était un saint » sonne comme une accusation. D’ailleurs, la réplique de Benoît ne tarde pas (trois courts paragraphes) : il puera, on ne l’approchera plus (un poisson pourri).
C’est que la sainteté est encore quelque chose qu’on impose à Benoît, et que le texte de Guillaume Marie est complètement du côté de Benoît (même le titre du livre est de lui), et que Benoît est dépouillement complet et intranquillité absolue.

*

Le récit lui colle aux basques. Guillaume Marie narre les successives et vaines tentatives de Benoît d’entrer dans les ordres. Il reçoit un premier non, un deuxième. Mais Benoît ne se décourage pas, et le lecteur avec lui se met à espérer :
« Non : après le refus de Notre-Dame-des-Près il repart à Soligny frapper à la porte de la Trappe. Cette fois il est un peu plus vieux. Et puis le temps est sec quand il fait le chemin. Il arrive bien en forme. »
Mais ce n’est pas le narrateur qui le dit, c’est Benoît qui se le dit, et c’est le lecteur benêt qui y croit, car :
« On lui dit qu’il est encore trop jeune, que décidément c’est non. »
Guillaume Marie ne dit pas « Benoît », mais « il ». C’est que son prénom est encore un poids pour Benoît.
« Il voulait s’effacer. Alors exister était presque trop. »
Benoît est insaisissable. Faire son portrait, c’est au négatif :
« Il ne saisissait pas tellement l’intérêt de vivre avec les gens. Il a su assez tôt qu’il n’y arriverait pas. Il n’avait pas envie d’apprendre un métier, de gagner de l’argent, d’avoir un savoir-faire ou même de la beauté. Il ne voyait même pas pourquoi il aurait dû séduire, les femmes ou bien les hommes, faire le beau, être fort. Il s’en fichait vraiment. »
Benoît est insaisissable. Ne pas y être, ne déjà plus y être, c’est la voie de Benoît. Le récit alors est rapide. Le récit est léger.
« Il rentre chez ses parents. Mais qu’y faire ? Il repart. »
Le récit s’accélère.

Il arrive à Rome.
Il retourne à Lorette.
Il retourne à Assise.

Aux carrefours des phrases il faut suivre une nouvelle direction, on est au 18es., on est aujourd’hui, on repasse au 13es., on chante une litanie, on recense des espèces de poissons, on change de saint, on regarde un tableau, on lit de la psychologie. Pour saisir tout ce qu’on rencontre sur la route de Benoît, comme Benoît s’arrête à toutes les chapelles, a des revirements, des retours toujours à Rome, et encore des départs. Le monde change autour de Benoît, les rois, les lois, le regard des gens. Lui seul est inébranlable dans son mouvement perpétuel, son humilité perpétuelle, son inadaptation radicale.

*

Dans ce récit sans repos, on trouve quelques stations. Elles s’organisent autour des rares traces que Benoît a laissées. Des mots, très simples, à ses parents, une prière. Les images qu’on a faites de lui, ses reliques. Guillaume Marie n’en fait pas les pièces d’un puzzle auquel Je vais entrer dans un pays devrait donner forme, pas les indices d’une enquête qu’il faudrait résoudre, mais des haltes temporaires sur la trajectoire d’un Benoît qui veut toujours (s’)échapper. On peut faire plusieurs fois son portrait, il faudra le refaire. Benoît Labre ne tient pas en place. D’une station l’autre, l’image a bougé, le novice effrayé est une bête puante une icône irradiante. Guillaume Marie aborde la vie de Benoît avec le même principe que Benoît aborde la vie :
« Il était sans jugement : il ne comprenait pas. »
Guillaume Marie nous donne Benoît, mais depuis « la lointaine proximité où il se tenait  »

*

La vie d’un homme qui se débat avec la vie : une vie de saint. Pas de prodige ici, pas de sermon (qu’aux poissons), mais quand même le lieu d’une édification. Il n’y a pas de miracle, dans la vie de Benoît. Le vrai « miraculum » : « prodige, merveille, chose extraordinaire » (1), c’est l’intransigeance avec laquelle Benoît refuse le monde, conjuguée à sa soif insatiable de s’y dissoudre.
« Il était né, se disait-il quelquefois, cinq cents ans trop tard. »

Benoît Labre est pourtant un homme de notre temps, Je vais entrer dans un pays un récit moderne.

Samuel Deshayes


Guillaume Marie, Je vais entrer dans un pays, éditions Corti, 2024, 80 pages, 15€
Poesibao propos aujourd’hui deux extraits de ce livre.

(1) Dictionnaire Le Gaffiot