Pascal Dethurens entraîne ici le lecteur dans les paysages scandinaves, via la peinture et la poésie, dans ce beau livre.
Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Scandinavie. Un voyage magnétique, Editions de la Martinière, 2023, 248 p., 39 €
Le renouveau du sublime
S’il est une beauté singulière, et peut-être la moins connue de toutes, poésie et peinture confondus, c’est celle, éblouissante pourtant, et la mieux faite qui soit pour déboussoler, de l’art de Scandinavie. « J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies », a chanté Rimbaud dans Le Bateau ivre », et « l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs ». Les aurores boréales prédisposent au sublime et à l’effusion. Baudelaire avait ouvert la voie, dans une strophe hallucinée du Spleen de Paris : « Installons-nous au pôle. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
C’est bien sûr dans les mythologies scandinaves que l’on rencontre le plus grand nombre de récits sur les aurores boréales. Les Vikings vénéraient Odin, le plus grand des dieux, qui habitait au Valhalla et, de là-haut, préparait une série d’événements, le Ragnarök, qui marquerait le début d’une nouvelle ère. Selon les croyances vikings, le Ragnarök devait être la plus grande bataille qu’Odin aurait à mener et pour laquelle il aurait besoin des plus valeureux guerriers. Afin de choisir ces derniers, il envoyait les Valkyries, des vierges guerrières à cheval, munies de lances et de boucliers, chargées de conduire les guerriers jusqu’au Valhalla. Les Vikings considéraient les aurores boréales comme le reflet des armures de ces redoutables guerrières. Certaines légendes, en marge de celle-là, assimilent les aurores boréales au dernier souffle des soldats morts au combat. Dans tous les cas, ces étranges illuminations célestes sont des signes divins, assez souvent inquiétants, plus souvent encore messagers de l’au-delà. On n’en finirait pas de raconter ces légendes, tant elles sont légion…
Si les mythologies scandinaves sont (relativement) bien connues, rares sont en revanche les images des créations picturales auxquelles elles ont donné naissance. C’est le grand mérite de cet ouvrage, signé par Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, de porter à la connaissance du grand public certains des chefs-d’œuvre de la peinture (et, dans une moindre mesure, de la photographie et du design) scandinave. On y trouvera, sous des aurores boréales donc, qui se sont fait une place à part dans la peinture nordique, des paysages baignés de lune, des fjords enneigés, des courses en traineaux, des forêts insondables, des lacs ensommeillés, avec, au-dessus de ces décors de rêve, des nuages sans nombre, pareils aux merveilleux nuages admirés par « l’Etranger » de Baudelaire.
La plupart des peintres scandinaves sont présents dans ce très bel ouvrage. Karl Nordström y côtoie Harald Sohlberg, Johan Christian Dahl fait écho à Aksell Gallen-Kallela, et bien sûr Edvard Munch dialogue avec Vilhelm Hammershoi — pour ne citer qu’eux ici. Chaque fois l’image éblouit, que ce soit un fjord d’Edward Louis Lawrenson, un panorama d’Olafur Eliasson ou une vision onirique de Rune Gunerlussen. L’heure bleue ouvre le livre, et elle le fait comme on entre dans un rêve, tous feux éteints, dans le silence le plus absolu. Plusieurs photographies, anciennes ou plus contemporaines, nous emportent également vers des contrées qui n’ont que l’infini pour limites. La Vue sur l’océan Atlantique entre minuit et deux heures du matin (2005) de Mat Jacob est au-delà des mots, tout comme le Port de Landskrona (1925) d’un photographe anonyme, ou l’Église de Jötunheim (1910) d’Auguste Léon. L’image emporte le langage avec elle, elle conduit jusque là où parler serait de trop, là où, donc, c’est à la poésie d’aller.
Car la poésie est souveraine dans l’ouvrage. Et elle mène toujours au bord du vertige. Tomas Tranströmer : « Sur une saillie rocheuse on voit la fissure du mur des trolls. Le rêve, un iceberg ». Hanne Bramness* : « Cette étendue de glace jusqu’aux étoiles […] dans le silence gelé ». Karin Boye : « Des mots qu’aucune lèvre mortelle ne peut prononcer sont cachés dans la fraîcheur de la houle ». Sans doute ne fallait-il pas laisser les mots parler plus fort que ces étendues de silence et de lumière qui éblouissent le regard dans ces paysages au bord de l’évanouissement. Tous les auteurs retenus dans le livre nous parlent de ce silence même, qui fait le fond du langage et de la vie : d’Andersen le Danois à Strindberg le Suédois et d’Ibsen le Norvégien à Jon Kalman Stefansson l’Islandais.
Laissons le dernier mot à Pär Lagerkvist, admirable de retenue, qui résume au mieux l’esprit de l’ouvrage : « Peut-être ne sommes-nous qu’en voyage […]. Nous ne sommes que des pèlerins sur la mer ».
Pascal Dethurens
NDLR : Poesibao rappelle que cette poète norvégienne a été traduite en français par la très regrettée Anne-Marie Soulier : Le Blues du coquillage. Poèmes pour petits et grands, ill. de Laurie Clark, trad. d’Anne-Marie Soulier, Toulouse, France, Éditions Érès, coll. « Po&psy », 2013.
Alessandra Ballotti et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Scandinavie. Un voyage magnétique, Editions de la Martinière, 2023, 248 p., 39 €
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