Coline Fournout, “Les Gisantes”, extraits


De substantiels extraits choisis dans l’un des chants du livre de Coline Fournout, Les Gisantes, publié par les éditions Blast.



Coline Fournout, Les Gisantes, éditions Blast, 2023, 104 p, 12€


Deuxième Mort
Hadewijch


La deuxième fois que je suis morte
Morceau de glace décroché par le printemps
Je me jetai dans le vide.
La lumière se chargea de me noyer.



Je tombai morte ce jour-là sous le soleil qui
brûlait.
La ville où le soleil brûlait était morte déjà
Morte, et plusieurs fois.
Ça se voyait à la couleur des murs.
Les sons étaient sourds et les oiseaux,
maigrelets.
Tous les passants exorbités
Tout trop mûr, tout craquelé.
Des fissures suinte la chaleur
Suintent les raisonnements, et les bonnes volontés.
Les instants s’éternisent
Tels une table sans mise
Où tout a été balayé.

Je tombai morte ce jour-là sous le soleil qui
brûlait.
Ce jour-là, j’habitais les lieux en négation
des lieux
Et je souffrais
Brisée en deux
De devoir encore compter les heures.

Féroce, mon cœur, je le connais bien.
Un bélier qui frappe dur aux portes de la
ville
Figeant dans leur fuite les chats au ras du sol
Ne serait pas plus déterminé
Que mon cœur
Mon cœur soudain.
Pourquoi s’arrêter à ce qui se doit de se
manifester ?
Pourquoi s’arrêter à l’image que la ville
donne de soi ?
C’est au-delà
Que le secret des mondes se trouve.

Il fallait briser les liens de pierre et de sang
Qui me rattachaient aux corps
Défoncer le décor
Ouvrir des espaces lisses, fluides, et puis-
sants.

Ce jour-là un œil, mon œil, tourna, et ne fut
plus jamais le même.
Il plonge
Et moi, plus je marche, plus mes membres
s’allongent.
Je ne me reconnais pas.
Je ne me ressens plus.
Ce jour-là, tombée des nues
Et jamais, jamais revenue.

Je vivais malheureuse d’intensités mal pla-
cées.
Je vis depuis d’errances
Non verrouillées.

Et tandis qu’on rugit toujours plus haut
pour le bâti
J’habite les gravats.
Dans les débris
J’ai encore cette orientation que le neuf
détruit.

Coline Fournout, Les Gisantes, éditions Blast, 2023, 104 p, 12€




Sur le site de l’éditeur :

Pour rendre honneur
À celles dont la mort me fait mourir à répétition
Ce livre d’heures
Mord de manière déréglée
Sur leur disparition
Et ce qui la rend irréversible.
J’attends de faire jaillir
Des rêves insoupçonnés
Au travers de ton corps.
Ce poème, je te l’offre comme un passe-droit vers des mondes liminaux.

Les Gisantes questionne notre rapport à la mort et en particulier au suicide de celles et ceux qui nous entourent. Si la mort ne signe pas la disparition des liens, comment ce qui nous relie continue d’émerger et d’impacter le vivant ? Comment mettre en forme l’inassimilable ? Le recueil trace les contours d’un entre deux mondes et fait exister un espace qui n’est pas empli de la seule douleur. S’y déploie une pluralité de sens autour d’un personnage central qui meurt à répétition et se métamorphose au long du poème, écho de figures mythologiques ou littéraires. Les Gisantes permet de rendre intelligible et d’arpenter une mémoire collective ; et le recueil de se faire transposition littérale d’un recueillement singulier.
Illustration de couverture : Mica Tzara, Body landscapes, 2020.

Coline Fournout est poète et chercheuse. Agrégée de philosophie, elle fait actuellement un doctorat en anthropologie médicale à McGill au Québec. Quand elle n’écrit pas de poésie parfois elle en traduit. Chez blast, elle a publié Conjurations (2021) et Les Gisantes (2023).