Gu Cheng, “Sur l’île”, lu par Mazrim Ohrti


Mazrim Ohrti traverse ici pour Poesibao ce livre de Gu Cheng, poète chinois à la destinée tragique, publié aux Hauts-Fonds.


 

Gu Cheng, Sur l’île, traduit du chinois par Yann-Varc’h Thorel, Liu Yun, Édition Les Hauts-Fonds, 2021, 165 p., 18€


Gu Cheng, poète chinois à la destinée tragique ajoute à son œuvre testamentaire par ce livre publié aux éditions Les Hauts-Fonds. Taxé d’hermétique, de brumeux, de « flou » de son vivant, maître d’une poésie politique tout compte fait sous le regard de la pensée maoïste d’alors, il partagera l’exil de son père, poète également, sur la terre du Shandong où il s’imprègnera des forces et des mystères de la nature. Le Dao plane alentour. Lui-même s’exilera suite aux événements politiques chaotiques durant son passage à l’âge adulte. Il connaitra l’Europe, les Etats-Unis et surtout la Nouvelle-Zélande où il mettra fin à ses jours après avoir tué sa femme à coups de hache.

« Sur l’île » propose une autobiographie, genre littéraire à part entière, entre les lignes d’une pensée philosophique aisément revendiquée : « Toute cette histoire, je n’en suis pas le narrateur mais le réalisateur. » Au travers de ces poèmes, récits et essais, Yann Varc’h Thorel et Liu Yun, ses traducteurs, ont éprouvé la solidité du fil qui tisse ce patchwork pour ajouter texture et intensité au portrait de ce poète encore mal connu. Travail de choix de leur part qu’on devine non sans dilemmes et sacrifices. « Séquences autobiographiques » où les souvenirs sont entrecoupés de poèmes, de références à des poètes chinois et européens, où la relation à la nature s’impose comme une constante indissociable du personnage, sans oublier des extraits retranscrits d’interviews radio en Allemagne, décrivent un poète au « moi sans but », à l’ombre tutélaire du Taoïsme. Si vie et écriture se superposent, la contemplation est une donnée élémentaire de chaque instant chez Gu Cheng. Par ailleurs, son jugement critique d’un conformisme et un conditionnement de l’homme dans la société confirme son tempérament visionnaire quelque 30 ans après sa mort. Il y évoque entre autre comment l’âme chinoise et l’âme occidentale se sont rejointes, sous bon nombre d’aspects à n’en pas douter.

La section principale du livre, « Le rêve dans le poulailler rouge », est un clin d’œil au fameux livre de Cao Xuequin, poète du 18ème siècle qu’affectionnait Mao. Gu Cheng y expérimente le recommencement le plus vital (en tant qu’adulte ayant à charge une famille), dans des conditions extrêmes : « Après avoir aussi essayé de bouillir un hérisson mort de male mort sur la route, nous nous sommes trouvés, nous, citoyens de la petit Dèchpublique populaire de Chine ». On pense à Walden au travers de cette expérience d’un poète écologiste par tradition et nécessité, qui apprend à élever des poules avec difficulté, comme on élève ses doutes, ses failles devant l’adversité, et en cela par confrontation à ses propres limites. Mais sans jamais se départir d’une légèreté, que lui rappelle sa philosophie ancestrale opposée aux désirs, aux représentations, à la logique, bref, tout ce qui a contribué au matérialisme triomphant. L’œuvre se nourrit de déconvenues, de ces petits désespoirs qui obèrent le quotidien. Dans une quête illusoire d’éleveur il reste à se faire zoologiste. Et la dérision permet alors de se distancier de la condition humaine… si occidentale : « Ces poules sont vraiment très étranges. Elles ne boivent pas, ne mangent pas, ne savent pas marcher. » Malgré tout, ces gallinacés, qu’on retiendra comme des êtres dignes d’une personnalité, déterminent le projet de vie en cours du poète, au point de leur prêter une essence divine et créatrice du monde. Ainsi « […] les poules peuvent non seulement produire des œufs, mais encore tous les êtres et toutes choses. » Gu Cheng résonne avec l’Univers, baigné d’une sagesse archaïque oubliée. De même, si la communication nécessite « des normes sociales unifiées, des normes culturelles unifiées », le revers en serait le poème en tant que langage de la nature (en « poésie, plus on s’éloigne du conceptuel pour se rapprocher de la musique, mieux c’est. ») Autant dire : « de la musique avant toute chose ».
Tantôt, Gu Cheng ressasse son lourd passé, dépassant la non moins lourde (et vaste) mission cathartique de l’écriture qui « ne désigne pas le monde naturel opposé à la conscience humaine mais un état harmonieux sans objectif préconçu. » Tantôt il raconte l’instant présent où l’on croise une galerie de personnages tels que « le nazi à la retraite, l’homme-dauphin (attendant les extraterrestres), le vieux Richard, le Grand, le professeur » ou même « Dieu ». Autant d’esprits dont le poète partage la liberté, pour ne pas dire leur aspect libertaire, par ces sobriquets.  
Une intelligence sensible d’une telle acuité (et d’une telle fragilité) confirme ses considérations de l’époque sur notre monde en cours, tumultueux, cacophonique, insensé ; enfermé au final dans le débat ontologique concernant son évolution à maints égards. Vision juste d’un poète s’identifiant dès son plus jeune âge à la nature ainsi qu’à sa future condition de poète faute de mieux. Et si l’identité qui se fabrique n’allait que dans le but de sceller sa propre destinée ? « La langue ne suffit pas. Ce que la vie exige, c’est un monde. » Sûr qu’un jeune poète d’autrefois qui sut se faire voyant n’aurait pas dédaigné ces quelques paroles.

Mazrim Ohrti