Christophe Esnault explore ici pour Poesibao cette magnifique et indispensable ode à la lecture qu’est le livre de Giuseppe Montesano.
Giuseppe Montesano, Comment devenir vivant : manuel pour lecteurs sauvages, traduction de l’italien par Clément Van Melckebeke, collection Les armes philosophiques, Atlantiques déchaînés, 2022, 140 pages, 19€
Lisez quinze minutes par an
La fabrique d’analphabètes émotionnels et spirituels
« Je ne sais comment vous l’expliquer, mais en lisant la vie des autres j’apprends à ressentir la vie qui me manque, et d’une manière mystérieuse j’apprends peut-être quelque chose sur l’amour. »
Ce ne sera pas un livre supplémentaire sur la lecture ou sur l’art de lire, après Proust et après Alberto Manguel. Un livre à la suite de mille autres, dont Façon de lire, manières d’être de Marielle Macé ou l’anthologie Habiter poétiquement le monde paru en 2016, après les institutions diverses mêmes qui pour acte de communication auront trouvé assez récemment le sublime : « Lisez quinze minutes par jour ». Vivez « ces temps de fabrique d’analphabètes émotionnels et spirituels ».
« … Platon explique dans sa Lettre VII : ceux qui recherchent la vérité doivent frotter les idées contre les choses auxquelles elles se réfèrent, les sensations contre les idées, les choses contre les sensations, les visions contre les idées, les mots contre les images, les mots contre les idées et les images contre les choses, en questionnant et répondant au cours de discussions bienveillantes et sans haine, et dont l’objet n’est pas d’exposer sa vérité mais la vérité, jusqu’à ce que cette friction entre mots, idées et choses ne fasse jaillir, tels des silex, les étincelles qui enflammeront la connaissance ».
La quatrième de couverture du livre donne à voir l’extrait que j’aurais également choisi pour le présenter.
« Contre les ennemis de l’émotion et de l’intelligence, les lecteurs sauvages appréhendent des réalités innombrables et diverses à travers la poésie, la science, l’art, le droit et le rêve. Aucun ennemi n’est tout-puissant si nous cessons d’être ses complices ».
Après ma deuxième lecture du livre, mon exemplaire est saturé de passages soulignés, comment faire entrer tout cela dans une note de lecture qui n’en sera pas une ? Je rencontre chez Montesano une pensée vive, et aussi une pensée qui sait préciser la mienne. Évidemment le texte m’augmente, me transforme, me métamorphose, et c’est justement le propos de l’auteur quand il évoque les lecteurs sauvages.
On rencontre Don Quichotte, Anna Karénine, Van Gogh, Beethoven, Boulgakov, Novalis, Mandelstam (avez-vous bien lu la poésie de Mandelstam ? Lisons la ensemble, dans ce texte, Caravage, Novalis (selon lequel chaque lecteur est un philologue), Catulle, Baudelaire, Schönberg, King Crimson, Spinoza, Botticelli, Ernst, Freud, Don DeLillo, Debord, Bolaño, Descartes, Picasso, Rimbaud, Goethe (« il n’y a rien de plus effrayant que l’ignorance en action »), Michel-Ange, etc… Le lecteur (dans ses extensions) sera ici chez lui.
Aujourd’hui, les non-lettrés sont majoritaires, c’est peu de le dire. À peu près partout y compris dans les lieux de culture ou de prétendue transmission du savoir. Vous l’observez aussi ? Confrérie de lecteurs impliqués (joie et curiosité, enthousiasmes affamés…) plus vivants que les vivants. Ou pas du tout. S’ouvrir à l’infini pour trouver quelqu’un ou quelqu’une qui saura nous entendre, nous regarder à travers son monde foisonnant, avec un vrai regard et une écoute active. Un lecteur, une lectrice sauvage.
Comment devenir vivant poursuit peut-être ce qu’écrivait Edgar Morin dans Enseigner à vivre : manifeste pour l’éducation. J’emmêle les deux textes, chacun lu deux fois, chacun annoté, commenté au crayon. Deux textes sans lesquels on n’ira nulle part. Je m’observe dans cette translation. Qu’est-ce que je tente au juste ? Je cherche à me doter du minimum qui pourrait m’apprendre à vivre et à aimer. Se chevauche à ces deux textes, et à ceux (nombreux !) qui leur font échos, cette citation de Sylvia Plath : « Ce que je redoute le plus, je crois c’est la mort de l’imagination ». Puis je convoque les voix intérieures et littéraires d’un homme interné à N., vivant « dans la visitation de ses ‘spectres’ », retrouvé mort par pendaison, dans le Caro Pasolini (lettre à une brute) de Cyril Huot, lu hier chez Tinbad. Texte qui va me pousser vers Pétrole et vers La Divine Mimesis.
« Pourquoi veux-tu lire ? Aujourd’hui il y a Internet… Les politiciens ne lisent pas, et ils deviennent ministres et même Premier ministre. Ne perds pas ton temps dans ces vieilleries, la lecture c’est dépassé… Penser c’est fatigant, et tu es fatigué, tu as le droit de te détendre… »
La littérature et / ou l’imaginaire : relier les choses entre elles. Qui opère cela aujourd’hui avec les autres, tous les autres (ça va être difficile – ça risque de vous poser de putain de problèmes en situation ordinaire). Considérer absolument l’autre, s’adresser à son intelligence, à son monde culturel, est, à l’expertise, rarement une idée géniale.
À qui dois-je offrir ce livre ? Qui sera mon Walter Benjamin, celui qui me réconcilie avec le monde, avec sa pensée et son écriture ? « Monsieur Georges Didi-Huberman, l’avez-vous déjà dans votre bibliothèque de 20 000 volumes ? » N., mon éditrice, elle, l’a lu en italien (on s’accorde sur beaucoup de choses lors d’échanges fleuves, et bien sûr sur ce livre exceptionnel et revigorant).
Comment devenir vivant sans s’inscrire dans le seul mouvement et la seule respiration salvatrice : s’éloigner de ses présupposés savoirs, devenir quelqu’un d’autre, s’étoffer. Naître. Je veux renaître. Aller, une fois encore vers l’urgence de naître. Naître à sa propre vie concerne-t-il vraiment tout le monde ? (Je m’excuse, c’est assez indélicat et chargé idéologiquement, mais, j’ai un doute).
« Vous me dites qu’il n’est pas facile de trouver la vraie vie ? Mais depuis quand les belles choses sont faciles à atteindre ? »
Christophe Esnault
Giuseppe Montesano, Comment devenir vivant : manuel pour lecteurs sauvages, traduction de l’italien par Clément Van Melckebeke, collection Les armes philosophiques, Atlantiques déchaînés, 2022, 140 pages, 19€