Gu Cheng, « Illustres contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses »


Jean-Claude Leroy nous invite à la découverte du poète chinois Gu Cheng et à ses contes de l’île aux eaux tumultueuses.


Gu Cheng, Illustres contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses, 48 p., éditions La Barque, 2022, 15 €

Il y a moins de deux ans que le poète Gu Cheng (1956-1993) a dévalé en France, non pas lui, qui n’est plus, mais une part de son œuvre, que les traducteurs Yann Varc’h Thorel et Liu Yun ont fait passer dans notre langue. La découverte de cet énergumène fut un saisissement pour beaucoup, on y trouvait là, extraite d’un contexte lui-même mal connu, une singularité frappante.
Les éditions Les Hauts-Fonds en proposaient d’emblée deux volumes importants qui inscrivaient ce jeune homme définitif au centre d’une nouvelle poésie chinoise qui reste sans doute à mieux découvrir.
De Gu Cheng, les éditions La Barque sortent aujourd’hui une jolie plaquette où alternent dessins au stylo à bille et contes faussement traditionnels.

En 1988, à l’invitation du sinologue néo-zélandais John Minford, Gu Cheng s’installe d’abord à Auckland, comme chercheur à l’université, mais bientôt, il quitte cette ville où il ne se sent pas bien pour une petite île voisine, peu à peu il devient jardinier et éleveur de poules. Ce sera là son viatique, qui ne l’empêche de créer par l’écriture, la peinture, le dessin, notamment son récit Rêve dans le poulailler rouge. Un de ses amis en témoigne : « il peignait dans ses moments de tristesse, et écrivait durant ses périodes de calme. »
On sait la fin tragique du poète, son suicide juste après le meurtre de sa femme, comme venant au terme d’un parcours effectué à côté de la réalité trop possible, que seuls les mots et les figures qu’il dessinait ont rattaché avec assez de force à la communauté humaine, avant que de céder à l’atroce attrait du vide.

« … On ignore que l’homme est miroir, mais on dit que le miroir reflète l’homme.
L’homme peut être vu dans le miroir, dans le miroir on ne voit que l’homme.
On dit que le miroir est vide, mais dans le vide on voit l’homme…
 »

Il écrivait là, dans cette « île aux eaux tumultueuses », ces contes que nous autres découvrons maintenant, par le biais de cette édition. Des contes qui sont à la fois nourris des traditions littéraires de son pays et du quotidien intérieur qui était le sien. D’une écriture classique, rimée, mêlée à une forme plus populaire, volontiers humoristique, celle des « artistes-conteurs » qu’on pouvait entendre dans les foires, les marchés, les banquets.

« Ainsi, nous disent les traducteurs, Yan Varc’h Thorel et Liu Yun, dans leur postface, Gu Cheng, convoque-t-il dans Deux sœurs ont interchangé leurs maris un conte populaire que des générations d’enfants ont pu lire en xiaorenshu, bande dessinée populaire, ou bien encore les nombreuses aventures du moine Jigong, sous forme de bandes dessinées, pièces de théâtre, feuilletons télévisés… »

C’est globalement un art qui peut déconcerter, même si nous en avons pris l’habitude à travers certains textes anciens devenus canoniques ; Gu Cheng a cependant une façon de tordre les conventions qui ne cesse de surprendre le lecteur. Sa liberté est grande, il peut tout faire, jusqu’à vous laisser en plan, sur un suspens qui n’aboutira pas. Pied de nez fortement ironique, ou glaçant.

Dessin du filet de pêche qui s’envole dans les airs
Le filet de pêche s’envole dans les airs et capture la belle. La belle se transforme en insecte, le filet se transforme en vieil aigle, iing, iing, iin :
La terre est une poêle, le ciel son couvercle, quand ciel et terre forment ensemble un mets à quoi bon distinguer les petits mets des gros mets, ceux frits à feu vif de ceux mélangés froids, ceux coupés en julienne de ceux coupés en mirepoix.

Reste à savoir si les « dialogues philosophiques de jadis » sont effectivement devenus de « vaines causettes », si nous entendons toujours aussi bien les subtilités concoctées pour nous par les poètes d’hier et d’aujourd’hui. Gu Cheng nous convie à cet apprentissage, à nous arrêter au cœur de configurations inhabituelles, parfois déroutantes de simplicité, de juvénilité. Comme si l’enfance aimait se tenir crue et nue au milieu des hasards les plus hardis.

« … Soupir : le vent est sans ombre, l’eau est sans forme, les oies sauvages en vol ont laissé les traces de leurs pas dans la neige, preuve de leur existence… »

Jean-Claude Leroy

Gu Cheng, Illustres contes illustrés de l’île aux eaux tumultueuses, traduction Yan Varc’h Thorel et Liu Yun, 48 p., éditions La Barque, 2022, 15 €