Gérard Titus-Carmel, “Peindre l’hiver, notes sur La Pie de Claude Monet” et “Édouard Manet, le regard perdu”, lus par Marc Blanchet


Marc Blanchet explore pour Poesibao deux textes brefs sur Manet et Monet de Gérard Titus Carmel, parus à l’Atelier Contemporain.



Gérard Titus-Carmel, “Peindre l’hiver, notes sur La Pie de Claude Monet”, coll. Phalènes, L’Atelier contemporain, 26. p., 7 euros
Gérard Titus-Carmel, “Édouard Manet, le regard perdu”, coll. Phalènes, L’Atelier contemporain, p. 55, 9 euros
Parution le 7 avril


D’une part des notes, une écriture fragmentée pour aborder la présence de l’hiver, plutôt sa représentation, voire sa fréquentation, par le peintre Claude Monet, notamment à travers le tableau de 1868 La Pie ; de l’autre, un court essai, plus exactement une conférence donnée à Strasbourg en 2021, pour approcher la présence du regard dans les tableaux d’Édouard Manet. Pour ces deux petits ouvrages, le même auteur, lui-même objet d’un dédoublement qu’il ne cesse d’observer, de maîtriser et de défaire : le peintre et écrivain Gérard Titus-Carmel. Avec le même constat : la difficulté à parler de la peinture tout en confiant que ces toiles s’adressent à nous, éprouvant ainsi le désir sans cesse rejoué, renouvelé, d’en parler, de creuser la matière d’une réflexion qui soit égale aux aventures du regard. Devant la navette du regard du peintre face au motif, parfois son visage dans le miroir, à la toile recouverte de coups de pinceaux, Gérard Titus-Carmel crée une ligne de dialogue similaire, entre le tableau observé et l’écriture qui tente de l’explorer, plongeant vers la page pour ensuite se redresser, avec le sentiment que quelque chose bouge, qu’une immuabilité est en cours. Le grand talent de Gérard Titus-Carmel est dans cet équilibre sans complaisance. Il ne cherche pas à exhumer ; mais parvient à saisir combien ces créations nous fixent – sans nous dévisager.

 

Convoquant Bataille, Malraux ou Leiris, il approche plusieurs chefs-d’œuvre de Manet pour dire « un en-soi  du regard qui se représente, appréhendant et estimant l’espace devant lui. Et ce faisant, il se brouille avec celui de son interlocuteur ; il se dérobe, il dévie ». Que, ou quoi, saisir dans ces regards ? Le sentiment que chacun se perd, ailleurs que vers le regardeur, pour disparaître en soi. Connaisseur des tableaux comme des existences des peintres, Gérard Titus-Carmel raconte avec subtilité un espace de création entre amitiés et amours, accueils et défiances. Cette frange vient faire vibrer les « enjeux » de chacun des regards peints, selon les affinités du peintre avec ses « modèles ». Ainsi Berthe Morisot : « (…) rarement elle le fixe dans les yeux, elle détourne son regard quand ce n’est pas le visage délibérément caché derrière un éventail qu’elle se montre, « autre et charmante ». ». Il ne s’agit pas de mettre un jeu de séduction en lumière. Il importe de montrer les voyages du regard selon les tableaux. Pas de regard croisé dans L’Exécution de Maximilien (1868) : on regarde ailleurs. Les modèles « n’ont qu’à être là pour être ressemblants, et cela suffit, ils peuvent porter leur attention ailleurs, et c’est même là que Manet les attend : dans ce léger déport des visages, comme dans le différé de la parole muette lorsqu’on pose sans dire un mot, et qu’on se détourne, par fatigue, par la conscience qui alourdit les nerfs que tout cela est bien inutile. » Sans faire de sa conférence un essai de psychologie, Gérard Titus-Carmel approche le peintre comme l’homme Manet. Les circonstances, les motivations, les tentatives, les refus, voire les échecs, sont toujours les conditions d’une création de soi. Le scandale de la peinture d’Édouard Manet auprès de ses contemporains résonne avec précision dans ces pages. Ce regard sur des regards, aux formes variés mais jamais unis à cause de ce « déport » précédemment énoncé, permet de mesurer, jusqu’au Portrait de Stéphane Mallarmé (1876), une solitude à l’œuvre, dans le modèle comme dans le peintre – et l’absence, pour ce singulier tableau du moins, de toute dramaturgie pour un corps légèrement penché sur un canapé. La main gauche dans une poche, la droite avec un doigt pointé sur un livre (Le Livre ?), comme dans les tableaux classiques, mais pour quel enseignement ? Avec ce tableau, également le Déjeuner sur l’herbe, l’Olympia ou Un Bar aux Folies Bergère, Gérard Titus-Carmel explore une époque inséparable de l’avènement de la Modernité (malgré l’absence d’écrits de Baudelaire sur Manet). Il nous dit surtout, en amitié avec le peintre (ce désir est au cœur de l’œuvre picturale et poétique de Titus-Carmel) que cet ailleurs intérieur sur quoi cette peinture « s’ouvre, (…) est la beauté générale du monde. »

 

Qu’en est-il, dans la peinture de Claude Monet, du regard ? Nous voici à l’échelle d’un peintre, en extérieur, comme le sont tournés certains films. Pas le confort de l’atelier (« Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort ! », disait Rimbaud), mais un froid saisissant. Et le besoin de peindre ; d’en être, pourrait-on dire, pour parler de l’épreuve du froid comme du geste pictural. Il faut citer la phrase d’ouverture de Gérard Titus-Carmel, pour apprécier le travail de nuances captées dans la peinture d’un autre, exprimé entre analyse pénétrante et observation émue : « Sans doute Monet se demanda ce jour-là à quelle épreuve il se soumettait, en voulant peindre un paysage de neige sur sa toile blanche, comme sont déjà aveuglantes toutes ces surfaces immaculées avant le travail, muettes et tendues comme peaux neuves sur leur beau châssis de bois (mais, derrière leur étendue ouverte au défi, pleines de toutes les peintures à venir, quand on ne gratte pas certaines toiles anciennes, jusqu’au risque de les crever, dira-t-il, comme on déblaie toute mémoire encombrante devant soi). » Oui, faire peau neuve, malgré la blancheur revenue, de la toile comme de la nature, comme il existe chez Valéry une mer toujours recommencée… Un monde ouaté, qu’il faut transcrire par un jeu de blanc et de bleu. Pour faire figurer le lointain comme le proche, avec la grâce d’un obstacle, nécessaire pour dire l’infini selon Leopardi ; ici, plus modestement, un mur pour faire surgir une pie, pressée semble-t-il de sortir du tableau, de s’en affranchir, s’en abstraire. Gérard Titus-Carmel, comme pour ses autres ouvrages consacrés à la peinture (regroupés dans Au vif de la peinture, à l’ombre des mots, éd. L’Atelier contemporain, 2016), mène une sorte de travail d’enquête. L’artiste aime à lever des hypothèses, ne rien conclure, rendre gorge avec délicatesse aux œuvres étudiées ! Le mot étude n’est pas de trop. Ces notes sur La Pie de Monet ont des ressemblances avec une partition déchiffrée au fur et à mesure. Si on connaît la musique, on laisse résonner le matériau. Après la traversée d’autres peintures de neige et d’hiver de Monet, ces notes en arrivent à la fameuse pie : « (…) dès le premier regard, on n’avait vu qu’elle, mais on feignait d’attendre pour y revenir, tant on se méfiait de l’innocent toupet de son intrusion visant à nous distraire du seul attrait de la lumière sur la neige. Car l’oiseau est venu soudain, comme un cri : décentré vers la gauche du tableau et pourtant central par l’autorité de son apparition, il fait vaciller la peinture et trouble la vue (…) ». Il est fort possible qu’au sujet de cette note fa posée sur le plus haut échelon d’une barrière chez Monet comme pour les regards vers l’ailleurs chez Manet, Gérard Titus-Carmel confie une solitude des artistes comme condition de leur création, fût-elle éprouvante, contrainte, exposée aux railleries sinon à l’indifférence. Toutefois ces deux artistes vivent du désir brûlant de fixer par les formes et les couleurs une vision du monde, et se retrouvent plongés au sein de leur temps, regardant vers leurs prédécesseurs, étant de même devant une béance qu’ils doivent combler. Avec, dans cette révolution des regards, pour Manet « la beauté générale du monde », et pour Monet « la fragile beauté d’être là » à peindre une pie à jamais fugace, et la chance, oui la chance « « d’avoir été là », en ce lieu, en cette fin d’après-midi. »

Marc Blanchet