Michaël Bishop traverse ici pour les lecteurs de Poesibao ce “dernier voyage”, correspondance construite autour du “Voyage d’Hiver” de Schubert.
Gérard Titus-Carmel et Christian Gailly, Dernier voyage, L’Atelier contemporain, 2023, 103 pages, 15 euros
Le titre de Dernier voyage, cette série de lettres qu’échangent Christian Gailly et Gérard Titus-Carmel en 1993 entre juillet et octobre et que celui-ci reprend et présente ici, la mort de Gailly étant intervenue il y a dix ans, ce titre semblerait vouloir faire écho simultanément au roman de Gailly, Dernier amour, publié juste après sa disparition, et au sous-texte de Winterreise, le cycle de vingt-quatre lieder pour piano et voix qu’a composé Schubert en 1827-8 juste avant sa mort prématurée, et que Titus-Carmel et Gailly choisissent de méditer ensemble au moyen d’une correspondance qu’on lira également comme une espèce de deuil ou un adieu, triste et fatal, à l’amitié qui avait lié les deux écrivains mélomanes pendant de longues années.
La première lettre que Gailly envoie à son ami commence ainsi : ‘Je viens de réentendre, de réécouter. J’en sors, là. La chose me laisse sans voix. Une telle diversité dans les registres de l’expression de la douleur me contente et m’épuise. Me contente avec pleinement l’illusion du don. M’épuise parce qu’elle me prend tout’ (23). Si l’idée de procéder à cet échange de réflexions semblerait exiger une évaluation de l’art, à la fois de la composition musicale de Schubert et, ici, celle, poétique, de Müller; de l’interprétation du pianiste également, comme celle du baryton ou du ténor; et ainsi une certaine distance critique, reste que toute musique implique une réaction émotionnelle, une expérience qui impacte la sensibilité, le système nerveux, parfois la totalité de son être, le sentiment de sa présence au monde. Christian Gailly déclare dès le début de cette correspondance que la force émotive de ces lieder risque de tout noyer, l’épuise, efface toute probabilité de rester ‘plus loin, de côté’. On sait que la mélancolie, la souffrance, le sentiment d’une mort imminente, d’une ‘fin de partie’ peut-être pire que beckettienne (quoique cherchant furieusement une beauté à peine articulable au sein du tragique) dominent ce cycle. Gérard Titus-Carmel comprend parfaitement ce tiraillement et y reconnaît avec son ami une intensité qui frôle les limites du supportable, un infini qui accable au moment même qu’il est délicieux, ineffable. Mais son appréciation tend sans cesse à pousser, précisément, ‘plus loin’, comme dans sa première réponse, amicale, donnée à Gailly, où il compare l’interprétation à une scène dans un film de Bergman, cherchant ainsi à s’imposer quelque distance critique tout en caressant quelque chose de fondamental, de quasi indicible dans l’interprétation de la musique et de la voix qu’ils ont écoutées ensemble.
Certes, si certains goûts des deux artistes restent visiblement partagés et remontent loin, et s’il est vrai que leur intense sensibilité aux hautes qualités de ce célèbre cycle de Schubert qui a séduit de nombreux pianistes et interprètes vocaux les unit en principe à bien des égards, reste que le désir et la volonté de trouver les moyens de se délecter, intellectuellement, analytiquement, semble, pour une raison ou une autre, échapper ici à Christian Gailly, implicitement dès le début, mais de plus en plus visiblement. L’émotion, de ‘trop de passé, trop d’ombres’ (13) entre lui et son ami, qui l’inonde et même une certaine et étrange répugnance à se fier à quelques réflexions approfondies pour ‘examiner une question [qu’il juge immédiatement] sans réponse’ (23), place l’auteur de Dring (1992), Be-bop (1995), Les évadés (1997) dans une situation fragilisée et peu favorable au projet entrepris. Titus-Carmel persistera jusqu’au bout à sauver celui-ci, toujours vif, désirant, affable, offrant toutes sortes d’angles d’interrogation et d’appréciation afin de contourner ce qui semble menacer, ce sentiment croissant d’une déchéance, ce mouvement vers le bas, le minimal, le futile, cette lente submersion dans une histoire ironique de la mort d’une vieille amitié, plutôt qu’une mutuelle caresse de la rare beauté, de la grâce d’un art, tragique sûrement, mais transcendant simultanément, fait précisément pour que l’on puisse en relever le défi, celui de la plus grande des tensions spirituelles. Il y a de belles pages dans ce beau livre, offert, on le ressent partout, comme un hommage à ce qui, doublement, a trouvé la mort au bout de ses accomplissements résiduels.
Michaël Bishop
Gérard Titus-Carmel et Christian Gailly, Dernier voyage, L’Atelier contemporain, 2023, 103 pages, 15 euros.
Voir le livre sur le site de l’éditeur
On peut aussi lire une note d’André Hirt sur cet ouvrage, dans son nouveau blog Opus132.