Isabelle Lévesque, “Chemin des centaurées”, lu par Jean-Nicolas Clamanges


Jean-Nicolas Clamanges explore pour les lecteurs de Poesibao ce “Chemin des centaurées”, bruissant de secrets, d’Isabelle Lévesque et Fabrice Rebeyrolle



Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées (peintures de Fabrice Rebeyrolle), L’herbe qui tremble éd., 2019, 123 p., 16€


La magnifique illustration de couverture procure l’illusion que le thème central du livre d’Isabelle Lévesque tournera autour de cette fleur un peu hirsute, d’un bleu profond au cœur mauve piqué de noir, qu’on croise à la belle saison au bord des sentiers ou sur les alpages dans la région où je vis, mais aussi dans celle où vit Isabelle Lévesque, où souvent « il pleut normand » jamais très loin de la mer. Il n’en est rien : jamais n’est décrite cette fleur dont le nom n’apparaît qu’assez tard dans l’écriture, comme « armes de centaurées » (p. 94), ne réapparaissant comme chemin que bien plus loin en aval, accompagnée d’acteurs en revanche déjà souvent évoqués en amont :

Je t’emmènerai
sur le chemin des centaurées.
Nous verrons les papillons-coquelicots blancs
nés du sceptre d’un amant fou
qui versa son sang.

Qui pense ou rêve coquelicot le verra spontanément en rouge comme l’illustre d’ailleurs superbement Rebeyrolle p. 108, sur fond d’or évoquant les blés ; mais dans les poèmes, ce qui domine c’est plutôt le contrepoint du rouge et du blanc : sang d’une blessure, d’ailleurs mystérieuse, blancheur d’un papillon (la piéride) ou des reines des prés ; ou bien l’accord mineur bleu/rouge en des vers qui relient le cousin de la centaurée avec le coquelicot : « Nous ne croyons que le jour des bleuets/et le coquelicot perché », dans un contrepoint mystérieusement adressé : « Ici tu es l’écho ». Une adresse à l’absent formulée dès l’incipit du livre : « Le commencement/se lit au souffle/revenu de nuit/pour t’attendre », une attente muée en injonction pressante dans l’avant-dernier poème : « Reviens-moi encore éternel,/redeviens l’année serrée/des peupliers alignés, franchis, 2003 étincelles d’or/jaillissent […] » (a).  
Parvenu à ce point, le lecteur se redit ce qu’il a senti presque à chaque page du livre : s’exprime là un secret qu’un seul peut partager tant les allusions référentielles, si apparemment précises, s’avèrent énigmes closes, le condamnant à errer alentours, mi intrigué, mi charmé, mais non sans malaise aussi parfois, à se trouver là, somme toute résolument tenu à distance, quoique invité à lire ce qui se trame d’authenticité passionnée dans cette partition versifiée.
Une partition organisée en six sections reliées chacune à un mois depuis mars, jusqu’à juin lui-même divisé en avant et après solstice, les toutes dernières pages évoquant juillet-août. On passe donc du printemps à l’été, en entrant par « L’ARCHE » et en concluant avec « DEPUIS LE SOLSTICE/SOUVERAIN PENCHÉ » ; chaque section inclut de brèves proses en italiques avec, pour conclure, trois belles pages dédiées à l’ami peintre dont les tableaux offrent à l’œuvre un splendide contrepoint, selon « les formes exacerbées d’un possible que le poème suggérait » (b).
Réciproquement, dirions-nous, ces images picturales suggèrent puissamment un milieu vital que les vers négligent à peu près de décrire, se contentant le plus souvent de simplement nommer la flore qu’ils évoquent, en une sorte de palette verbale récurrente où reviennent outre bleuets et coquelicots, anémones, jacinthes, marguerites ou boutons d’or, quelques arbres fruitiers comme cerisiers ou pommiers, champs de colza, ou de blé, prairies graminée, ainsi que tel scarabée émeraude au joli nom de cétoine, et puis le papillon un peu partout. Mais à chacun son métier : la collaboration inspirée de Rebeyrolle au Chemin des centaurées vérifie la pertinence d’un titre de Char relatif à ses amis peintres, profondément qualifiés d’ « alliés substantiels ».
Je reviens au secret que j’évoquais : un « secret secret » pour reprendre tel titre d’Albarracin. De fait, le livre sème presque à tous vers des indices codés dans l’intime vers quelqu’un d’unique, seul capable de les déchiffrer : certains mots de passe en italiques : « écrivant notre histoire depuis précipiter » ; certains chiffres comme le 14 de la page 23 ou le 2003 de la p. 118 ; certains noms de lieux : « Je t’ai cherché. J’ai pris appui sur nos images:/coque bleue, embarcations, île Tomé… » ; des moments de partage intense : « Nous goûtons le retour. Agapes », « Vent marin, salé, vois nos joues rondes », « Jadis pourtant, nous fleurîmes,/tout fut toi. », « Tu saignes : doigts pris, porche bleu les lattes » ; l’espoir d’un retour daté : « Demain […]/Je courrai vers ta venue,/je serai papillon blanc du 25 août » ; un lieu précis : « J’ai nommé ton village. […]/ J’ai vu le champ/qui borde la forêt,/je l’ai vu je t’ai vu » ; un nom enfin : « Dans la poudre de craie,/une trouée : tes initiales », etc. La vie, écrivait Breton dans Nadja, devrait être déchiffrée comme un cryptogramme… Nous y sommes, mais si l’on nous offre la clef des champs fleuris, celle des noms précis semble absolument réservée à ces deux-là et eux seuls.
À moins qu’il n’y en ait une autre ? Celle des contes et légendes, par exemple ? Pénélope rêve à « Ulysse appel[ant] où tu rêvais Feroë », une fée incante l’absent « dans [s]on cercle d’eau fraîche » et partout paraît au solstice le « Pan des floraisons ». Et puis les botanistes nous expliquent que la centaurée est une plante médicinale réputée utilisée par le centaure Chiron, patron des médecins de l’Antiquité, pour se soigner d’une flèche empoisonnée d’Héraklès. De fait, le sang, la blessure sont des leitmotivs du livre, d’ailleurs parfois liés précisément à l’art du poème comme poiein; ainsi :

Jadis pourtant, nous fleurîmes,
tout fut toi. Chaque peine saigna
de même pourpre confondue – coquelicot,
offense et frêle chute parmi les blés
constamment. Éveil. Diction. Poème, fleur. […]

Il semble qu’il y ait eu partage de cela – selon quelle chance qui sait ? – dans l’écriture, par cet étrange et bref passage du livre au masculin de l’énonciation, jusque-là féminine, aux p. 90-91 :

Tu caresses : projet, consonne, poème.
J’essaie : me fais fort de
page après page.
Déménage les cartons de graines à moudre pour
miettes contre la peau des plaies.
Blessés depuis quand ? Je suis
entre deux
là.

Peut-être ce livre cherche-t-il le chemin d’une voix perdue ressuscitant dans la voix présente ?

Phrase sans fin. Chapelet, je recolle
au ciel les morceaux de mémoire
pour un poète mort.

Mais un vers dit aussi que « le blanc guérit de la blessure infligée ». Quelle blessure ? celle d’Éros ? Blessure à mort ? Une voix s’en endeuillerait… Mais qui dit mort, dit renaissance ; à l’hiver succède le printemps, où selon le mythe, renaît Perséphone revenue des Enfers. On prétend ici ou là qu’elle cueillait des coquelicots le jour où elle fut enlevée. « Coquelicot, cette goutte de sang », rêvait naguère Francis Jammes en ses Géorgiques, mais ici, nous l’avions lu, la fleur renaît toute blanche. Imaginons alors un livre en pétales de coquelicots, de reine des prés, de marguerite… où butinent parmi les pages des papillons blancs : « Osmose, la piéride repose/échappée de la centaurée,/invisible sillon » – Sillon du vers comme chemin des centaurées, qui le sait ? car cela va sans dire, on n’a fait que papillonner (ars longa, vita brevis) autour d’un secret bien celé : le poème réserve son énigme, c’est l’énigme de son attrait.

Jean-Nicolas Clamanges

(a) Toutes les italiques des citations sont celles de la poétesse.
(b) Sur ce travail avec les poètes voir sur You Tube : « Fabrice Rebeyrolle dans son atelier ».

Isabelle Lévesque, Chemin des centaurées (peintures de Fabrice Rebeyrolle), L’herbe qui tremble éd., 2019, 123 p., 16€

Extraits

On dirait un jour égaré, on dirait, à voir la brume et le gris, un chemin perdu. On dirait un monde jamais commencé.

*

Pluie légère qui tremble.
Je me penche, je joue
dans le reflet des flaques :
semblant de jour.
Que rêvons-nous encore
devant nos traces ?
Si tout nous éloigne,
saurons-nous ce qui fut ? […]

*

Tu n’auras pas le temps de cueillir le poème, tu ne verras qu’une ombre.

*

Non    ne dis pas
ce ciel meurtri arrache un cri

L’égard du jour    s’il se lève
à folle idée gagne les arbres.
Les arabesques, le vent les étire,
à l’infini danse le printemps.

Je veux devenir le temps, bercer
l’écorce. Vois les pommiers poiriers
fleurissent. Tourment secoué de pâle étreinte
bien – ciel meurtri, oui.
Forçant mes lèvres, le cri sera le baiser.

Tel le cerisier nous change
Nous vivons au nuage voués.

*

Si derrière le jour tu trembles
– rouge secret entre tes doigts

Si tôt encore discrètement
tu trouves les mots,
la trace du secret
(amour)
le poème voit le jour.
(…)