Gérard Pfister, « Un déjeuner en montagne », suivi de « Le pur plaisir d’exister », lu par Marc Wetzel (III, 6, notes de lecture).


Marc Wetzel explore ici un livre de rencontre et d’amitié de Gérard Pfister, histoire d’un repas autour d’un ami disparu.


 

À chaque détour du chemin, les dieux nous apparaissent, et nous sommes leurs hôtes. Nous n’en avons plus peur, ils n’ont plus de révélations à nous faire. Il nous semble que nous pourrions désormais sans honte partager leur vie » (p.104)

Des gens cheminent, çà et là, convergeant banqueter, plus haut dans la nature, en l’honneur d’un maître commun, disparu depuis longtemps – voilà ce livre. « Toujours nous est doux le souvenir d’un ami disparu » disait Épicure (cité d’entrée, p.7) qui, justement, avait souhaité, pour ses fidèles, pareille rencontre annuelle (à la date d’anniversaire de sa naissance) – sous la forme d’un repas sobre et amical en sa mémoire. Pas de discours en têtes, pas de livres dans les besaces, aucun par-cœur dans les cœurs : la joie d’être ensemble allant pouvoir former conversation suffisante.

C’est pourtant l’anti-Cène, en tout cas l’Eucharistie sans transcendance : ce banquet votif commémore, non un martyre, mais à l’inverse : un refus (de la part du maître qu’on monte célébrer) de s’être sacrifié pour un illusoire au-delà de la vie. Et, pas du tout un « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », mais un plus mince et simple : si vous avez compris mon amitié, fêtez-vous les uns les autres. Pour tout dire, au lieu du « vous ferez cela en mémoire de moi » (en vous rassemblant revêtir vos croix respectives), une conviviale adresse à se déclouer mutuellement – dans une rassemblée présence à la vie.

Il faudrait ici pouvoir dire seulement : ce petit livre est une surprise bienfaisante, un miracle simple, un chef-d’œuvre doux – car il est tout cela (émouvant, et unique), volume comme toujours une âme en rêve d’ouvrir et découvrir un. On suit ces marcheurs vaillants et calmes, on comprend le peu qu’ils ont à penser pour se montrer ouverts et justes, on vit bien dans leurs pas, on partage leur sobre et confiante conversion à la présence. Les concrets accents du cheminement multiple et commun ne trompent pas, comme « Le bâton saute de pierre en pierre avec l’aisance du chevreuil » (p.17), et, soudain, ce qu’il arrive à ce bâton, c’est l’ordinaire de vie et de mort du monde :

« Très haut l’appel d’une buse. Au milieu du chemin le corps de son petit, les ailes déployées. Le bâton retourne le corps raidi. Quelques insectes déjà s’affairent sur le fin duvet tacheté » (p.36)

Exactement comme (dans l’un des très rares moments « abstraits » du livre) ce qui arrive à chaque « flux » de conscience ainsi en marche, c’est d’enregistrer ceux du monde en se réduisant, à peine autrement, – synchro et reconnaissante – à l’un d’entre eux :

« Des eaux vives ruissellent à travers les pierres et les racines. Les pluies ont été si abondantes, par endroits, les branchages se sont accumulés. Au fond des vallons, les rivières sont si grosses que les gués ont disparu. La voix éclatante des eaux épouse le flux de la conscience, allègre et sans hâte, abandonnée au mouvement de tout. C’est ainsi qu’il va à nos côtés et nous donne courage. Sa nonchalance nous porte » (p.35)

Le maître et ami (comme indifférent à sa propre mort) chemine donc à leurs côtés. Parce qu’il a deviné les dieux non-nécessaires (en tout cas non utiles à une vie proprement humaine), le voici lui-même dieu suffisant et discret. Mais, contrairement à l’évhémérisme, qui, en devinant dans le dieu standard un simple héros bienfaiteur plus tard divinisé, dénonçait la fallacieuse humanité des dieux, la sagesse épicurienne se dispense de sacraliser tout ce qui n’est pas pure rencontre des vies. Elle explique la réalité juste assez pour pouvoir, ensemble, y consentir sans mensonge. L’intelligence de l’existence est l’actif et suffisant credo, c’est elle que la gratitude commune monte fêter. C’est l’accès sans colère ni peur à la vérité, ainsi ménagé, qui réjouit les cœurs. « Nous regardions dans les miroirs des visages hébétés« , se murmurent tous à eux-mêmes (p.24), et voici qu’ils partent prendre d’autres visages pour miroirs neufs. L’esprit du maître n’imposait rien, mais « quelque chose faisait son chemin dans nos pensées, et on ne savait quoi » (p.29). Mieux : chacun marche content, car le maître a toujours déjà prévenu qu’il n’y aura rien de plus au terme (p.34) que ce que marcher rendrait visible. Le maître cachait sa mélancolie pour en éviter la contagion (p.38), mais que ses admirateurs, eux, montrent leur joie de ce qu’ils en comprennent !

Et le but est l’amitié, car elle seule rend superflus, en tout cas secondaires, les buts auxquels elle rallie. Puisque l’ami est un autre soi-même, pourquoi craindre de lui davantage qu’on ne craint de soi-même ? Et ne nous libère-t-il pas de toute dette, en nous dotant de la liberté même d’aller plus haut qu’elle … et que lui ? Il s’impose si peu lui-même, celui dont (p.52) les traits semblent s’évanouir dans la lumière tendre dont il rayonne ? De plus, la banalité revendiquée du maître apaise la nôtre, et son renom, étroit et sélectif, seconde assez notre anonymat (p.53). Enfin, ses « exégètes », ne voyant de lui qu’un « miroir de leurs vains désirs », ont tort, espérant dégager de lui un sens auquel il a précisément appris à renoncer, alors que les vrais amis de son destin, fidèlement, se taisent :

« À peine si nous parlons de lui quand nous sommes ensemble. S’il s’est tellement effacé, on dirait que c’est pour nous laisser toute place pour vivre. Ne voulant en rien s’interposer dans notre expérience » (p.55)

L’arrivée au lieu du banquet est si nette et belle qu’on hésite à la décrire : le comité d’accueil est fait … des premiers arrivés. Les arrivants sont couverts de minces châles dont la couleur est de pur hasard (ce qui les distingue ici sera donc fortuit ; il n’y a que ce qui rassemble pour être nécessaire !). Seul un couple d’anciens (« assis sous le porche de la grange …« ) ose la simple consigne de se réjouir, car l’auto-malédiction de la tristesse serait seule fatale (p.64). Chacun est conduit à sa place par des enfants inconnus (et pour lesquels, donc, il doit accepter être inconnu), mais qui savent, mieux que des vieux, qu’adulte est celui qui se réjouit de ne pas choisir sa place. On mange (pour l’essentiel le festin – d’olives, de picodons, oranges et miches –) tiré du sac, en savourant, avec ces modestes aliments, leur sensible transit même en nous (p.73), comme si toute vraie plénitude n’était, aussi, que de passage, comme si les saveurs d’un instant devaient s’emporter elles-mêmes avec soin (« Nous mastiquons avec une infinie lenteur. Les couleurs, les formes, les textures se fondent. La matière se dissout dans notre salive, s’efface dans notre gorge, se désagrège« , p.83) enfin comme si notre assimilation de ces denrées à la fois vives et mortes nous rappelait notre propre condition de simples moyens obligés et dispensables de la vie générale.

Leçons intimes de convivialité réussie alors : les attablés ensemble s’offrent mutuellement ce même à quoi « tient » leur vie : à peu de chose ! Frugalité prophétique, comme est musicale ici la péremption des êtres et des choses : il fallait bien arriver un jour quelque part, se répartissant équitablement alors une quelconque clairière, puisque, dit l’auteur, les provisions réelles pourriraient sur des dos souhaitant les porter sans fin : nous avons et nous sommes les périmables ingrédients d’une fête dont le sens seul ne craint rien du temps. Mais mangeant là où l’on sait qu’il n’y a « plus d’ailleurs où aller » (p.60), tout suffit à s’accomplir :

« Il nous semble être entièrement détachés de nous-mêmes. À chaque instant, nous assistons à la naissance en nous d’une vie nouvelle, nous sentons la nature se décomposer dans notre chair » (p.86).

La formidable troisième partie ( » De l’amitié ») du livre se goûtera dans son silence et sa simplicité mêmes. Silence (des mots feraient semblant d’avoir prise sur ce que nous sentons, dit la page 88 ; taisons-nous donc !), et simplicité (là-bas et alors, chaque pensée, trop consciente de ses maigres moyens du bord comme de l’enfantillage de souhaiter se donner raison, renonce en souriant à elle-même, id.). Seuls alors sont dispensés de l’effort de n’être qu’eux-mêmes, dit l’étonnante page 91, ceux qui ne peuvent, par fonctions, coïncider paisiblement et légitimement avec eux-mêmes : les « enfants » – qui « font tourner les crécelles » –, parce qu’ils doivent croître; les « femmes » – qui « poussent de longs ululements » – parce qu’elles ont charge d’autres cœurs ; les « plus anciens » enfin – qui, à bon droit, « rient à gorge déployée » –, car ils se savent avoir dépassé la date-limite de l’authenticité même ! 

On lira alors le beau « final », confirmant que l’art d’être tient en se suffire d’être (et faire de tout sursis de vie occasion d’une neuve expédition au palais de la mémoire, p.105), et nous serons alors, passants de notre propre lecture, comme témoins du retour chez eux de ces festoyants sereins et fourbus, ainsi :

« Des voyageurs s’arrêtent auprès de nous, vaguement inquiets. Voyant notre apparence et notre fatigue, ils s’étonnent : D’où venez-vous ? Pouvons-nous vous aider ? Pourquoi ces châles de soie aux couleurs vives ?

Nous étions dans la montagne, répondons-nous. Il y a eu un coup de froid, des gens ont voulu couvrir nos épaules. Nous leur parlons du soleil, de la pluie, du vent, nous leur offrons nos châles, ils repartent contents » (p.107)

Content, en effet, comme sera le lecteur de ce familier et délicat chef-d’œuvre. Il lui sera d’autant plus aisé, alors, de rester dans l’éblouissement de cette lecture que le but de nos itinérants (« savoir demeurer dans la lumière de ce repas« , p.98) leur est norme de vie.  

Marc Wetzel 

 

Gérard Pfister, Un déjeuner en montagne, suivi de Le pur plaisir d’exister, Arfuyen, 128 pages, septembre 2025, 15€