Gérard Pfister, “Autre matin” suivi de “Le Monde du singulier”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel entrouvre ici pour les lecteurs de Poesibao Autre matin, suivi de Le monde du singulier de Gérard Pfister.


 

Gérard Pfister, Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Le Silence qui roule, mars 2024, 94 pages, 15€



Que pourraient d’autre nos voix
que porter tes révélations

nos yeux se brouillent
nos pensées s’embarrassent

mais tu passes dans nos mots
les doigts de ton silence

comme le vent
sur le front clair des bois
” (p. 31)

Quand on ne sait pas nommer ce dont on veut parler, on dit (en français) : truc, bidule ou machin. C’est une chose (ou même une personne) dont on a oublié le nom – mais elle en a un, qu’autrui va se rappeler et combler pour nous. La chose en question a perdu son nom, pas son être : c’est un morceau de réel qui serait, par accident, anonyme, et dont on se ré-assure sitôt le nom retrouvé. Et qu’une chose puisse n’avoir pas encore de nom, un néologisme ou un baptême pourvoiront. Même quand les philosophes s’interrogent gravement sur la signification du mot “chose”, ils mettent aussitôt des noms sur son énigme (“le minimum de réalité concevable”, “une présence quelconque, mais relativement stable”, “une unité spatiale dont les parties – au contraire d’un événement – existent simultanément”, “pas nécessairement cause ni objet – il y a des choses sans pouvoir propre ni vis-à-vis; pas suffisamment substance – un nuage et un reflet, qui n’ont pourtant ni constance ni consistance, sont déjà des choses” etc.), mais les poètes font ici vraiment exception. Et n’ont pas peur du paradoxe : les choses, ils n’ont pas peur de les célébrer, malgré leur nature quelconque (triviales, et cependant incomparables !). Les poètes n’ont pas peur de les rassembler, alors que chaque chose existe de son côté et vaque à sa seule présence (“Les choses ne sont pas les choses, il y a seulement chaque chose“, p. 77) : drôle d’armée, qu’une de “francs-tireurs” ! Drôle d’équipe, qu’une de “funambules” ! Les poètes, d’autre part, déclarent indicibles les choses, mais n’hésitent pourtant pas à les exprimer (“Si l’homme parle, ce n’est pas pour les dire, c’est pour chanter” (id.). Enfin, ils ménagent les choses, même quand ils les dérangent ; et ils les respectent, même quand ils en ont usage (“Les choses n’ont pas d’utilité, n’ayant à servir à rien. Les choses n’ont pas de vanité, n’ayant pas à se servir elles-mêmes” (id.). Et même, ce qui résume tout :

Il n’y a pas de noms communs, il n’y a que des noms propres, et nul ne les connaît” (id.)
 
Ces quatre citations sont tirées d’un très bref et tout récent (décembre 2023) texte qui ferme le livre (lui-même composé entre 1990 et 1996), et s’intitule “Le monde du singulier“. On y retrouve le beau problème : comment des êtres “singuliers” peuvent-ils former “monde”, alors que tout monde suppose style commun d’existence, et que le singulier, lui, n’existe qu’à sa façon, est seul à être comme il est, et tire sa présence non d’un ordre partagé et public, mais d’une secrète initiative et d’une inflexion d’abord privée ? Mais Gérard Pfister écrit, justement, “le monde du singulier”, prenant bien soin de mettre le singulier … au singulier ! C’est sous-entendre qu’une chose n’existe véritablement qu’une fois, et que la première est la bonne ou rien – puisque la seule – et qu’en tout cas le monde va de chose en chose, et non du tout une chose de monde en monde. Une singularité peut être remarquable, elle n’en est pas moins toujours discrète et humble, se sachant faite pour passer, se faisant elle-même “passer” en se produisant. Elle est comme sa propre inflexion, son imminent et toujours possible rebroussement, comme la pauvreté (p. 19) est on ne peut mieux sentie dans l’appauvrissement, le témoignage (p. 56) dans son cours laborieux même, ou le silence dans le muet consentement (p. 43). Le réel n’est que l’incessant auto-renouvellement de ce qui apparaît, et ce n’est pas du tout une mauvaise volonté du présent qu’il faut incriminer, mais la mauvaise foi de notre disponibilité à lui (le présent n’est pas d’abord un prêt que le devenir emporte, mais un “don / que nous ne portons pas” (p. 29); il ne tient qu’à l’honneur de l’attention que notre conscience ne “se fuie” plus !). Comme sorti de la forêt de ce qui n’est pas, le sentier du temps (p. 37) déboucherait soudain dans la présence.
La pure joie du présent devient accessible par simples et menus renoncements. D’abord toute partie du monde est faite pour abandonner la partie … qu’elle est ! (“La vie ne possède rien/ pas même la vie” (p. 72) – toute chose n’advient au monde que par des moyens de monde qui restent à lui, non à elle). Ensuite, comme disait Gilles Deleuze, une individualité c’est une réunion de traits et de tics faits pour n’aller ensemble qu’une seule fois par monde (qu’une existence possible soit déjà un miracle montre qu’une existence nécessaire – indélogeable des faits – est toujours une impossibilité). Et puis la présence sensible est, pour chaque chose, comme une invitation-surprise, dont l’hospitalité du monde est seule auteure et juge : la chose, qui a toujours commencé par ne pas être sensible (mais l’est devenue à mesure de ses contacts et phases) est toujours en chemin de bientôt ne plus l’être. Rien ni personne ne mériterait de droit, ni pour toujours, son actualité. Il ne faut que chanter, et qui viendrait chanter son matricule ?
Ce qui est particulièrement mis en valeur et chanté par ce recueil, c’est – et que vaudrait un “autre matin” autrement ? – l’intuition que le présent est lui-même vivant (oui, qu’en ce moment même où partout du singulier sans cesse surgit ou se dissipe, des propriétés alors s’élaborent ou se périment dans les choses, des prétentions rougeoient ou pâlissent dans les âmes, des destins changent les événements en venant justement au-devant d’eux), et qu’il fait vivre (au moins dans les consciences humaines) les singularités passées qui surent, exemplairement, servir le présent qu’elles étaient ! Comme on le devine dans cet énigmatique, et bouleversant, rappel du père, ce nom de l’inflexion féconde, et celui du secret de quelqu’un parti digne de compléter le secret du monde :

Ce mort qu’en toi je suis désormais
les yeux creusés
la mâchoire refermée par un linge

à mon tour un jour il me faudra le quitter
et le laisser à d’autres

sous d’autres traits, un autre jour
toujours les mêmes

le visage de notre père, de notre nuit
le secret que toujours nous voulions savoir

laisser à d’autres sa lumière
l’attente de le revoir
” (p. 69)

Nous ne sommes – dit ce merveilleux passage – qu’une chair à deuils, qu’il faut à notre tour abandonner à … ce que nous espérons plus vivants que nous ! Que le veilleur de nuit se réjouisse des enfants qu’il laisse partout, quand il la regagne ! Que l’apparaître continue, toujours autrement, à faire à lui seul monde !

Marc Wetzel

Gérard Pfister, Autre matin, suivi de Le monde du singulier, Le Silence qui roule, mars 2024, 94 pages, 15€