Jean-Christophe Bailly, “Temps réel”, lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald propose aux lecteurs de Poesibao de l’accompagner dans sa traversée éblouie de ce livre de Jean-Christophe Bailly.


 

Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Seuil, 2023, 224 p. 21 €

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« la fille Larousse qui soufflait des fleurs de pissenlit »

Ce matin d’avril où j’écris, il pleut, et je me dis à l’instant que l’élément dans lequel baigne l’écriture de Jean-Christophe Bailly, c’est l’eau.
Sa phrase est longue et fluide, elle avance comme la barque qui lui est chère, en souples coups de rames légères sur une eau à peine plissée à l’avant et dans « le suivi du sillage (p 15) à l’arrière. Elle semble en se poursuivant, se reprendre infiniment. L’horizon est flottant, l’étendue ample, et le souvenir remémoré dans son imprécision…
Le train qui est le moyen de transport dans ce livre est à lui seul une métaphore du temps et de sa fente dans l’air. Sa locomotive n’est pas au même point de paysage que sa dernière voiture, il traverse sans fin l’étendue, l’air et le train : « le pur train d’être en train » (p 73). D’ailleurs, traverser c’est être en train de faire quelque chose ou de se laisser faire quelque chose, dans la légère passivité du voyageur.
Passivité mais aussi ouverture, somnolence et veille, poème du train européen comme il y eut la Prose du transsibérien.

Temps réel qui paraît au Seuil est un livre de poèmes réunis sur une vingtaine d’années, parfois entrecoupés d’une brève mise en situation du poème qui vient d’être lu, ou de points de suspension tout en haut de la page, on dirait du braille. C’est comme une rivière, long déroulement en méandres. S’y pose la question de l’expérience de ce temps d’écoulement, sous nos yeux, en une myriade de minuscules phénomènes sensibles qui oscillent sur un support lui-même mouvant qui se perd pour apparaître à peine ailleurs… S’y pose également la question centrale chez Jean-Christophe Bailly depuis Basse continue, la Fin de l’hymne ou L’Élargissement du poème, de la forme du poème, toujours fidèle à Novalis quant à l’écriture en « brouillon » dans le sens d’un essai perpétuel et non d’un échec. Enfin il repère le point scintillant mais nodal du poème moderne à Valvins, chez Mallarmé, au bord de l’eau.

Les voyages et les langues, les humains divers mais aussi bien sûr les animaux, les tiges d’herbe, les vols d’oiseaux ou d’insectes – et tant de fleurs, tant de fleurs – parcourent ce livre écrit dans une langue douce – et comme la langue peut être douce… Ce qu’il appelle un « nous » l’a constitué quant à lui avec les amis qu’il a aimés et vu partir, avec qui il a travaillé, passé des nuits à re-faire le monde, vécu intensément une époque dont il devient difficile de ne pas dire qu’elle était tout de même belle, sans vouloir magnifier quoi que ce soit.

Cet arpenteur des campagnes et des villes, ce passionné du « corps » des paysages observe les traces que laisse l’Histoire dans la terre, dans les vies et les habitats des hommes. Ce qu’il y voit ce sont les échos des choses, ce qu’il appelle de manière plus exacte encore, « la résonnance ». Le son ou l’image envoie quelque chose qui en relayant « cet infime point du monde » (P 7) qu’il ou elle est à un moment précis mais qui change tout le temps développe son propre « frémi » (p 136). Tout est effet est vibratile ici. Rien n’est fixe. Que peut alors le poème : « la solution ne réside pas dans un équilibre qu’il faudrait trouver mais dans une oscillation, et donc quand même du côté de la tige que le vent fait bouger » (p 7). L’écho de la chose, ou la chose résonne dans son écho. Il y a ici une « situation de langage » (P 7) pour le poème. Et il y a bien un sens « en suspens, non pas sans usage, mais utilisable au contraire comme un extrait du monde » (p 9) que touche le mot dans la chose, en touchant le point, « un scintillement s’enroulant sur sa forme » (p 16). Dès lors « le temps est coupé » (p 16), lui aussi.
Je pense à l’or du temps de Breton :

« Et cee qui tombe alors, et sous le sens
c’est cette vieille et résistante couche de choses
que la pensée s’épuise à rejoindre
alors même qu’elle file entre les doigts qu’elle n’a pas
 » (p 73)

« Écrire, par conséquent, c’est toujours relancer
c’est revivre le mouvement éperdu qui ne peut pas se poser
qui n’a ni temps ni lieu pour cela
 » (p 55)

Les poèmes sont des rivières, des fleuves aussi, le Pô, l’Ister, la Volga, « la belle Garonne » de Hölderlin, la Loire… : « c’est cela même que je veux, la fuite/de l’eau dans le ciel seau renversé … une eau dans les doigts » (p 49)
Dans – et sous – d’autres poèmes circulent de petites eaux (Wasserle, chez moi, terme si ancré que je le prononce où que je sois quand je les vois sans penser d’abord au mot français pourtant si joli, si évocateur, ruisseau) entre les herbes de la campagne, « Un mince filet d’eau coule et dis-moi d’où il vient, IL VIENT je ne peux rien te dire d’autre » sous de petits ponts, (p 183), les petits Brücken allemands de Büchner ou de Walser, ou la passerelle de Paterson. Des poètes se sont jetés dans les rivières ou les fleuves, mais « le poème… envisage un homme qui traverse, regarde et ne se jette pas. » (p 32).
Les souvenirs des voyages en Russie sont tels qu’on s’y croit soi-même en train de rêver dans ces trains dolents. Les poèmes longs comme les lents trains rythmés, « tout se passant comme si s’en aller vers l’Est avoir pu avoir en soi le sens d’une sauvegarde » (p 44), sont déchirants. Mais la réalité rattrape le souvenir, Jean-Christophe Bailly remarque que les souvenirs eux-mêmes sont « affectés » par le régime de Poutine et l’invasion de l’Ukraine.
Certains poèmes sont des flèches politiques, cinglantes sur « la voix des experts, allumettes mouillées de l’Occident » (p 36), ou l’évocation des peuples, l’autre « nous », le plus affreux :

«  ‘nous’ le pronom le plus difficile, le plus terrible
Celui des nations, des rassemblements, des factions 
» (p 22)

ou

« chaque peuple, … contient son propre vomi
et s’y vautre, avec son pli pris d’uniformes et d’insultes
l’espèce humaine, en habits nationaux est terrible
 » (p 117).

Temps qui s’étire mais aussi se coupe ailleurs dans le récit des voyages en Italie, en Iran en Angleterre, en France, « fiction argentique » (p 130) des chemins dans la poussière, – on croirait du Sebald : « SE SOUVENIR serait le pli à prendre des sels d’argent liftés sur la peau » (p 133).

Je le lis et je m’arrête, je suis tellement saisie, un peu suffoquée par ce dessaisissement constant, flottant. J’y reconnais ma propre perception, parfois si difficile à supporter – rien ne me soutient. C’est tellement beau, sensible, flottant, ce questionnement du monde par la nature, par les gens croisés, par les paysages, dans le « silence tchekhovien des campagnes » (p 51). Rien ne tient et pourtant ça fait monde :
 
                   « le poème perdu,
       roulé en boule et tout au fond de la remise…
… mais là où il se tient je n’ai pas accès
et lui-même ne sait peut-être plus où il se trouve
 » (p 67).

Le poème est aussi, est-ce paradoxal, le point exact du lieu-dit de campagne de Mallarmé, où il adorait canoter avec sa yole ou périssoire (barque) sur les eaux de la Seine, « le point Valvins de l’action restreinte … en vue d’autres poissons, comme ici, qui s’enfuient/et je voudrais pouvoir les imager, pouvoir imager cette fuite. (p 99). « Valvins », c’est-à-dire « Mallarmé » est un point de la poésie, une « action restreinte » comme est tout point mais bel et bien une action.
Voilà c’est exactement ça : « imager la fuite » du temps, des choses, comme tout ce qui file dans et sur l’eau, « l’eau inouïe » disait-il déjà autrefois, la barque ou yole tente de la rattraper, elle est dessinée dans Tuiles détachées (Mercure de France, 2004) par l’auteur et dans Temps réel, comme un petit rappel ou un sourire complice, petite barque, ébauche de bras, rame, un torse de petit bonhomme avec un chapeau, sur la rivière de Valvins ou plus loin entre les bancs de sable de la dangereuse Loire, souvenirs d’enfance de jeux de petits bateaux.

Et je n’ai pas assez parlé des oiseaux et du vol, « l’idée de ce poids échappant à la pesanteur est précisément l’idée du vol » (p 187) mais la phrase qui arrive vole aussi et nous traverse comme une aile, comme une pensée, comme des pensées, « est-ce que ce sont des pensées ? » (p 202) ou peut-être des rêves, « des Denkbilder, des images de pensée » (p 190) de Benjamin, comme peut-être « la fille Larousse qui soufflait des fleurs de pissenlit» (p 120) image même d’une orée de compréhension du langage dans le premier dictionnaire des enfants. Merveilleuse image.

Faire poème (poiein), ce n’est pas s’adresser donc ce n’est pas prier nous dit Jean-Christophe Bailly, faire poème c’est percevoir, c’est regarder et entendre, imager le monde à travers l’eau, « une main de talc, un écho, la lueur d’un phare » (p 113)

Narrer « des pales d’hélice au loin, tournent
un dessin à la craie sur le sol
marelle,
enfants germés du dieu d’Héraclite poussant le palet
vers Mallarmée la profonde
l’autre nom, le prête-nom de la fée des ratures
un rythme / un souvenir / un battement.
 » ( p 93)

Mallarmée la profonde, c’est un coup de génie.
Suivront tout à la fin quinze lignes parfois entrecoupées, avec un interligne plus grand entre elles une fois, comme des signes, un texte non encore apparu, et au verso encore cinq lignes, des points, juste des points, c’est  à dire le suspens.
Mon souvenir dans une librairie de l’Est il y a longtemps, c’est Jean-Christophe Bailly nous parlant – il parle comme il écrit – des mirabelles gelées de Lorraine et c’était si beau que les larmes, cette eau, coulaient comme si plus jamais le temps des mirabelles ne pouvait revenir, mélancolie de l’enfance peut-être :  

« mirabelles et pommes gelées
On s’incline
 »
(p. 140, Tuiles détachées, 2007, p 240)

Ce qui revient, par l’écriture, ce n’est jamais un tout. Quelque chose est perdu, mais quelque chose scintille, son aura juste à cet instant, dirait Benjamin, une mirabelle gelée.
Une merveille.

Isabelle Baladine Howald

Jean-Christophe Bailly, Temps réel, Seuil, 2023, 224 p. 21 €