Jean-Claude Leroy permet aux lecteurs de Poesibao d’entendre ces « mélopées d’agonie », suite de poèmes de Gérard Haller (à L’Atelier contemporain).
Gérard Haller, Nous qui nous apparaissons, L’Atelier contemporain, 64 p., 2024, 15 €.
Mélopées d’agonie, ou quelque chose comme ça, comment appeler cette suite de trois longs poèmes à dire, partition parlée, qui ne sont là que pour se dire en accompagnement de la gent humaine vers sa fin dernière ? Peut-être qu’une musique clandestine sous-tend ces mots déclinés à la verticale, comme une chute d’eau sur les épaules, à condition de dévaler avec, la gravité étant ce qu’elle est. Beaux poèmes en bouche avec les hésitations du parlé qui apprend, encore apprend, et jamais ne sait ni ne maîtrise assez, pas plus la langue que le reste. Alors le divin, qui n’est pas Dieu, pas vu, pas pris, le divin accompagne de sa petite voix, comme il peut, comme il tinte. Admirable et modeste requiem que ce triptyque, ces poèmes de fraternité inexorable, qui ne se veut pas soumise.
Deux de ces trois textes sont adressés d’emblée aux frères humains : « Chers amis chers proches et pas / ou moins encore et terriblement / étrangers même mais / de proche en proche… » Ou « Chers amis chers autres de moi re / spirant avec moi sur la terre et chers / morts déjà sans personne à la fin… »
En fait, ces trois poèmes sont bien – et explicitement – de circonstance. Le premier, éponyme du titre (ou inversement !) du recueil, reflète quelque chose de la période Covid ; le second, luft/menschen, est amorcé par le meurtre à Minneapolis (en mai 2020) de George Floyd ; enfin, Inselhin fait écho au naufrage de l’Adriana, bateau de pêche transportant des migrants dans la Méditerranée en juin 2023 (plus de 80 morts retrouvés, et on estime à environ 500 le nombre de disparus). Trois coups de tocsin à partir desquels Gérard Haller essaie de recoudre quelque chose de l’âme humaine, avec le recours à des alliés précieux, tels que Paul Celan ou Nelly Sachs, ou encore Jean-Luc Nancy.
En effet, s’ils sont aussi aidants, c’est qu’ils ne sont pas rhétoriques, ces vers-témoins d’un indéniable aujourd’hui. Il y a là un effort tendu vers un horizon incertain, mais horizon de dignité qu’il nous reste à ouvrir encore, au lieu de filer tête baissée, et toujours plus entêtée, dans l’abyssal désastre. Une dignité à redonner à tous, aux victimes autant qu’aux meurtriers… Même chair, même vertige.
Nous sommes là dans un champ intérieur où la question questionne les questions qui dépassent les limites individuelles, là où un simple visage vient heurter un continent, jusqu’à possiblement le voir basculer. Où le temps est annulé. C’est la possible divinité de l’être humain qui est ici soulignée sans cesse, celle qu’il peut s’inventer et qui lui donnerait le droit d’être, justement d’être, en dépit des atrocités qui saillent de par le monde et sourdent en chacun de nous, chacune d’elle impressionnée par le néant.
Jean-Claude Leroy
«…
courage ! tueur
tu as peur il ne faut pas.
Regarde-moi.
Plus de dieu. C’est fini les vies
sauves ou à tuer pour devenir
des dieux c’est maintenant
qu’il faut les abandonner
à la mort eux aussi sans
retour te laisser défaire
toi aussi de toi à la fin
emporter par le même
air souffle souffle vide
depuis toujours et même
appel d’airs et allers vers
aussitôt sons songs et go-
spels déjà please ô god no
god oh et come come viens
oui et autres cris qui font
tout semblablement extra-
ordinairement apparaître
avec tout dans la même
lumière même poussière
nue lumineuse un temps
et passer passer s’en aller
de nous c’est vrai et dis/
paraître et retour à rien
luft luft-und-liebe-und-men/
schen c’est tout
tu as peur tueur il ne faut pas
c’est ça qui est beau qui est
comme divin si tu veux »
[p. 36-37]
Gérard Haller, Nous qui nous apparaissons, L’Atelier contemporain, 64 p., 2024, 15 €.