Karine Miermont, “Les instants les merles”, revue “Sur Zone”, n° 60


Karine Miermont a offert à Poesibao ces substantiels extraits d’un nouveau livre à paraître en 2025 aux éditions l’Atelier contemporain.


L’instant advient, on le note comme on le prendrait en photo. Fugace, partiel, infime, vibrant, silencieux. Et pourtant une sorte de récit, une petite tension. Une sorte de poésie peut-être, sans vers, sans volonté manifeste d’être jolie.

Ces poèmes sont extraits d’un recueil, Les instants les merles, à paraître en 2025 aux éditions L’Atelier contemporain.
D’autres poèmes de cet ensemble de Karine Miermont seront publiés dans le premier numéro de la Revue géopoétique internationale à l’automne 2024




Pellicule


À la nuit marche rapide
sur le caillebotis du Pont des Arts
lames espacées de petit vide au-dessus de l’eau
le bois qui disparaît à l’œil
par le défilement de la marche.
Apparaissent alors les reflets de lumière,
les mouvements du liquide,
le petit cinéma de l’eau qui miroite

***

Blixen


Si l’on regarde bien, à peu près au centre du nuage blanc,
à peu près au centre de cette image il y a
une petite forme de couleur foncée,
on imagine un oiseau et
si l’on s’approche davantage on distingue
une forme oblongue et deux ailes,
un oiseau oui mais fabriqué car
si l’on pouvait s’approcher l’on verrait,
un avion petit dit de tourisme
qui passe là un soir de septembre
au-dessus de la Pointe.
Arrivé du sud, il survole la dune puis
l’espace d’eau et de bancs de sable mêlés
à l’entrée du Bassin d’Arcachon.
Il est dix-huit heures et quelques la marée descend
et fait comme elle fait tout le temps depuis longtemps
la marée chaque année fait là
un paysage inédit renouvelé
et cette année particulièrement beau car rythmé
par de grands creux comme des baignoires et
de longues langues de sables comme des atolls.
Le vent du nord souffle doucement
un vent frais qui annonce l’automne bientôt,
pourtant les gens sont là, sur la plage, certains en maillot,
d’autres habillés, la plupart ne se baignent pas, la plupart regardent.
Ils regardent l’eau, le ciel, les horizons, la lumière
ils regardent la magnificence, dégustent le moment unique,
cette lumière singulière de fin d’été, douce mais brillante,
chaude et froide à la fois.
L’avion survole et ses occupants regardent aussi,
autrement, en plan très large, en surplomb et trois dimensions,
jouant dans l’espace comme un oiseau.
L’avion amorce alors un virage vers l’est,
et tout en tournant il penche ses ailes, s’incline,
tandis que moi je lis  La ferme africaine en une nouvelle traduction,
savourant la coïncidence de ma lecture et de l’avion qui parcourt
le spectacle du ciel et de la terre
comme dans cette histoire devenue film aussi,
I had a farm in Africa

***

Heure bleue


Novembre le soir
instant entre jour et nuit
ciel bleu azur sombre
arbres & montagnes se découpent
noir sur bleu
Vite, quelques minutes
et le bleu du ciel s’éteint

***

Ville


Trille des merles le soir
entre chien et loup
bientôt la nuit mais pas encore
l’un sur l’antenne de l’immeuble voisin
l’autre depuis l’angle du toit en face
un autre encore plus loin sur une branche
du petit square Saint Éloi
l’heure bleue des merles
ville trille

***

Perchées


Ce muret entre deux immeubles
l’un trois étages l’autre cinq
entre eux la cour avec arbres bambous terre vers insectes
c’est l’avant-cour de la Fabrique chez moi
la merlette des minutes là sur le rebord du muret
moi à mon bureau comme sur une branche
merlette et moi à même hauteur perchées
je quitte le poste sans geste brusque pour attraper les jumelles
je reviens elle m’attend ! la regarde de près
camaïeu de marron, pointe du bec et contours des yeux clairs beige-jaune
plumes en motifs ronds en vagues de marron
s’est mise de profil comme se préparant
tout en me regardant du coin d’un œil
semble apprécier ce voisinage, l’être derrière la fenêtre.
Merlette observe, déploie une aile puis l’autre
comme s’assurant du bon fonctionnement de l’attirail
sorte d’étirement avant l’effort
ça se confirme
elle avance un peu, regarde au loin
vers le passage, l’impasse, les murets les toits bas les arbres les lianes
alors c’est l’envol

***

Scandement


Imperturbables les merles
trilles le matin
trilles le soir
aube & crépuscule
avant-coureur & avant-garde
imperturbables magnifiques
l’impression qu’ils chantent pour nous
alors qu’ils parlent entre eux
s’envoient des signes des messages
scandent notre temps

***

Messageries maritimes


il exista une sorte de correspondance
qui passait de bateau en bateau
s’appelait lettre océan

***

Dialogue


Le merle à nouveau sur le rebord du muret
à nouveau nous deux comme perchés à même hauteur
il me regarde
un autre jour il pleut il est là
il émet de petits cris secs en série de trois, quatre, cinq
tac tac tac tac tac
puis s’installe sur une branche du prunus collé au muret
à nouveau regarde comme s’il tenait compagnie
j’émets un son sec formé au fond droit de ma bouche
tac tac tac
je parle le merle avec le merle
Trois, quatre, cinq tacs,
il me regarde et incline sa tête plusieurs fois
comme intrigué intéressé concentré
puis me répond le même rythme le même compte


©Karine Miermont
2024