Gerald Vizenor, « Champ libre, poèmes imagistes », lu par Cécile A. Holdban (III,5, Notes de lecture)


Parution dans la collection  Po&Psy de poèmes de Gerald Vizenor,  issu de la communauté amérindienne Anishinaabe, originaire des Grands Lacs.


La collection PO&PSY des éditions ERES effectue depuis une quinzaine d’années un travail très intéressant autour de la forme courte poétique. Une cinquantaine de recueils d’auteurs de plusieurs langues, contemporains ou morts, qui explorent toutes les possibilités de la forme courte et vont aller au-delà du haïku et de l’épigramme. Chaque volume est présenté dans une pochette en carte très soigné, et chacun est en édition bilingue. Le grand mérite de PO&PSY est de ne pas opter pour la solution de facilité. Certains auteurs sont ainsi traduits pour la première fois dans cette collection. C’est une exigence et un souci de qualité littéraire, le tout sous une présentation soignée, qu’il faut souligner.

Ce livre est d’autant plus original, au sein du catalogue de PO&PSY, qu’il s’agit d’un ensemble de poèmes spécifiquement écrits pour cette édition. Gerald Vizenor, aujourd’hui âgé de 90 ans, est l’un des meilleurs représentants de ce que l’on a appelé la Renaissance amérindienne, aux côtés de N. Scott Momaday, Louise Erdrich ou Joy Harjo. Auteur d’une œuvre comptant une bonne trentaine de titres, si deux de ses romans ont été traduits en français, à ma connaissance, c’est le premier de ses recueils poétiques proposés aux lecteurs français. Gerald Vizenor appartient, par sa famille paternelle, à la communauté Anishinaabe, communauté amérindienne originaire des Grands Lacs. Il s’en est fait le porte-parole et le défenseur par son activisme professionnel, politique, journalistique et littéraire. Et il est important de mentionner ici le couple de traducteurs, Marie et Pierre Cayrol, amis personnels de Vizenor, mais également très grands connaisseurs des communautés amérindiennes sur lesquelles ils ont publié plusieurs ouvrages.
Champ libre est à la croisée de la tradition et de la modernité. Vizenor revendique explicitement les deux, ne serait-ce que par le sous-titre donné à l’ensemble : Poèmes imagistes inspirés des « chants de rêve » anishinaabe. On se rappellera que l’imagisme fut ce mouvement poétique, dont Pound, William Carlos Williams, Richard Aldington, Ford Madox Ford, H.D. (Hilda Doolittle) etc., se réclamaient, qui rompt avec la tradition formelle romantique et victorienne, en privilégiant le recours à un langage à la fois imagé et direct. Dans son avant-propos, Vizenor explique sa démarche :

Inspiré par les pratiques littéraires primordiales que sont les « chants de rêve » des Natifs mais aussi le haïku si pénétrant, la poésie traditionnelle waka et le tanka, plus moderne, j’ai adopté une manière littéraire libre pour créer des scènes poétiques concises, imagistes et visionnaires de mouvement naturel.

Les « champs de rêve » des Anishinaabe ont une dimension chamanique empreinte d’une certaine ironie. Vizenor sait parfaitement articuler l’histoire de la communauté à laquelle il appartient avec sa propre expérience personnelle (c’est  un contemporain de la guerre du Viêtnam) :


tempête de feu en septembre
natifs au lac bakegamaa
cendres d’histoires de coeur
prédateur et proie
poursuite du silence
*
flamboyants
matin au Vietnam
chatoyant arc-en-ciel d’herbicides
enfants pris dans un jeu
dernier souffle de liberté

Il y a une grande économie du langage, un dépouillement dense et habité qui traduit une colère, une rage de vivre et un rapport au monde dont l’absurde n’est pas absent :

godot natif
faux-semblant de caricatures
estragon raille le fantôme du suicide
vladimir a une grande érection
théâtre de parodie

C’est une écriture nourrie de forces souterraines, qui est d’une extraordinaire efficacité visuelle, voire synesthésique :

éolienne rouillée
prise dans un orage
toute la nuit à grincer
ferme abandonnée
souvenirs solitaires

Elle reproduit, pour mieux le démystifier, le mythe américain. On devine à le lire cette confiance dans la résistance de la nature. Dans un poème, il oppose ainsi, en « adversaires naturels », des clous rouillés sur une clôture en bois et une clématite en fleurs.

Dans ce livre, Vizenor ne propose pas une vision abstraite idéalisée d’un rapport au monde qui opposerait le natif amérindien et l’homme blanc, mais fait plus subtilement ressortir, de façon très réussie, le contraste entre la « grammaire des champs » du premier et les « rênes de la nostalgie » du second.

Cécile A. Holdban

Gerald Vizenor, Champ libre, Poèmes imagistes inspirés des « chants de rêve » anishinaabe – version bilingue anglais/français, traduit par Marie Cayol et illustré par Pierre Cayol, éditions ERES, collection po&psy princeps, 2025.

 Ce livre est le deuxième recueil poétique  après « Survivance » paru en 2022 aux éditions Jacques Brémond traduit avec Alice-Catherine Carls.