F.J. Ossang, “Ce curieux atour des ténèbres”, lu par Vincent Degrez


Vincent Degrez parcourt ici pour Poesibao les steppes mongoles et la France confinée du dernier livre paru de F.J. Ossang.


 

F.J. Ossang, Ce curieux atour des ténèbres, Le Corridor bleu éditions, 2023, 96 p., 12€


Été 1920. Le baron Ungern, devenu chef de guerre indépendant, entre en territoire mongol à la tête de sa Division de cavalerie asiatique (surnommée la « Division sauvage »). Printemps 2020. La France entre en territoire de pandémie et de confinement.

Ce curieux atour des ténèbres plonge certaines de ses racines dans de multiples lectures autour de la guerre civile russe 1905-1945. F.J. Ossang cite alors Ungern en vue d’un possible film, entendu comme « retour aux sources de la jeunesse ». Un film impossible, en raison de l’ampleur du propos et des moyens nécessaires, mais aussi de la personnalité même d’Ungern, cet « être de fureur froide », « être d’une nuit noire – et de sa révélation ».

Face à ce mur matériel, et devant l’entreprise du présent livre, l’auteur interroge sa propre fonction, celle de rassembler les innombrables fragments de doute qui dépassent le doute de soi afin d’embrasser « la dispersion volatile, apparemment illogique de notre monde ». D’autant qu’un abîme sépare ceux qui écrivent « leur » Ungern en brodant « autour d’un nombre raréfié de faits », et un narrateur qui, à trop vouloir engager un monde dispersé (« Ai-je trop lu, c’est probable »), percute l’interdiction de raconter l’histoire d’Ungern, histoire qui multiplie ses échos de violence jusqu’à aujourd’hui.

F.J. Ossang parcourt l’histoire et la planète comme un Melmoth, un homme errant, un déceleur de ponts et de tunnels joignant les époques et les géographies. Loin d’être un simple journal de confinement, comme on en a vu fleurir au sortir de la pandémie, cette dernière est vécue au prisme de la steppe. Dans un monde où il n’y a « plus de voitures, ni d’hommes », où les steppes sibériennes et mongoles sont intérieures (« le froid humain (…) bouge sous la peau »), les motifs du virus et d’Ungern s’entremêlent, s’entrechoquent : « Un criminel dort masqué dans l’hygiène et le secret – à même l’inconscient pour savoir qui demeure sous les songes de la pandémie. C’est Ungern, et ça n’est pas lui. »

Le poète élargit la focale, invoque ses propres fantômes : les amis morts, qui mélangent les durées – on part de 1918 pour arriver à 2018 et la mort de Jack Belsen, guitariste de son groupe de noise’n’roll MKB (« 7 décembre 18 » : notez la disparition du millénaire) –, la nature « explosante-fixe » de bord de lac (comme dans Fin d’empire, son précédent livre au Corridor bleu), les souvenirs de festival de cinéma au Kazakhstan (un voyage qui « revient par éclairs », et à l’occasion duquel il a « vu et croisé [sa] propre revenance »), le séjour à la Casa Vélasquez en 1993 et l’amour fou d’Elvire, le retour à Diên Biên Phu 1954 (deux ans avant sa naissance)…

Et, toujours, ce chemin semé de tessons qui borde la mémoire. Cette difficulté « de retenir entre ses doigts une poignée de sable », c’est-à-dire d’évoquer « le passé, la vie active des morts », car cela « sonne faux » : il est « impossible de retrouver une matière de chair qui conçoive ce que la mémoire efface : les images sont dénaturées, la pression sensuelle et nerveuse s’auréole de songes… »

Le virus s’insère jusque dans des rêves récurrents, avec ces morts-vivants menaçants derrière la clôture d’une maison en contre-haut, elle-même surplombée par un tertre couvert de chênes et de corbeaux. Puis les zombies franchissent la clôture, et c’est l’invasion-infection, la pandémie d’un virus-lenteur, et la plongée d’une fuite dans les profondeurs de la colline creuse. Signes d’une « anxiété que le monde précédent revienne », des visions de pillages s’imposent, de violences extrêmes, échos aussi d’un mal qui se répand et, invaincu, abat et transforme : « On voudra s’éveiller, broyer l’atome à tout rompre, ce sera impossible ! »

Le salut vient-il de la création, avec ou sans capitale ? On serait tenté de le croire, à lire F.J. Ossang : « Le cinéma m’est sorti de la tête au moment de la pandémie, tant il semblait qu’une apocalypse lente se déversait sur le monde. L’écriture a pris le dessus, comme relevé de notre atomisation, avant que ne s’opère le ré-enchantement de la nature “mise à nu par ses célibataires mêmes” (Duchamp). »

Vincent Degrez

F.J. Ossang, Ce curieux atour des ténèbres, Le Corridor bleu éditions, 2023, 96 p., 12€


Extrait (p. 84) :

Je ne vis rien, mais l’ai cru vivre – français langue étrange où le passé simple de voir s’écrit au présent de vivre ! Réalisme anachronique où le temps perdu croise son mirage. C’est à peu près où nous en sommes – ne s’éclaircit-on dans un bleuissement oratoire…

Soudain je pense aux temps de l’occupation où nos meilleurs écrivains cessèrent d’écrire – à présent c’est une guerre économique, la pandémie révélant qu’on ne fabrique plus rien. Le pays s’étiole dans la contrainte sanitaire, du moins les « métropoles » – absurde nom donné aux banlieues élargies des chefs-lieux de région – décentralisation mafieuse, coulage bétonné, baronnies médiocres – tout coule ? Tout sombre ! Arcs-en-Ciel d’Automne ! Suis perdu comme les autres !

Le temps vu devient indicible – les eaux montent – visage inondé d’orages –
table blanche mouillée de pluie feuilles mortes au bord des eaux plus un souffle ne corrompt le miroir assombri sous les arbres
qui dégouttent et bruissent d’oiseaux piqueurs
c’est la fin du jour

le monde filant sa lenteur dispersée, à peine on se retourne
l’ombre des arbres a tout bu