Isabelle Baladine Howald éclaire ici le lecteur sur deux livres de Francis Cohen consacrés à Anne-Marie Albiach, conversations et essai.
Francis Cohen, Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier, Eric Pesty, 2023, 120 p, 17 €
Francis Cohen, “Etat une politique de l’imprononçable”, Eric Pesty, 2023, 110 p, 17 €
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. No 24 printemps 2023, Eric Pesty, 27 p, 11 €
Albiach, sans e
Pour Keith Waldrop (1932-2023)
Francis Cohen a eu plusieurs entretiens avec Anne-Marie Albiach (1937-2012), ils sont publiés chez Eric Pesty sous le titre Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier. Il publie également chez le même éditeur “Etat une politique de l’imprononçable”, où l’on retrouve aussi bien des entretiens que des développements, notamment sur la signification politique de « Etat », face à ce E en italique, marque de disparition.
Parallèlement le n° de printemps de la revue dirigée par Jean Daive et publiée chez Eric Pesty, K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. lui consacre un texte de Charles Bernstein sur la traduction anglaise d’Albiach (pour la lire) : « plus il y aura de versions, mieux ce sera », on est bien d’accord, les traducteurs non possessifs sont les meilleurs. On peut dire aussi deux textes splendides et si tenus, serrés, comme étreints, de Claude Royet-Journoud (je n’ose même pas en parler tellement ils m’impressionnent).
Le premier livre est le plus abordable pour un lecteur non averti.
Francis Cohen pousse Anne-Marie Albiach dans ses retranchements, on sent bien sa réticence, à certains moments au nombre de « non » qu’elle prononce, et à sa décision finale de ne pas poursuivre les entretiens – menés de novembre 2006 à mars 2007 – afin de ne donner aucune lecture interprétative au lecteur d’Etat. Pourtant elle en a accepté quelques-uns, et qui vont loin. Il y a donc au moins deux désirs, celui de Francis Cohen d’éclaircir le texte, de le comprendre en profondeur, celui d’Albiach plus ambigu de donner ou plutôt d’écouter quelques clefs proposées mais sans vraiment ouvrir les portes. Question justement abordée par Francis Cohen dans son texte d’entrée : « jusqu’où Anne-Marie a-t-elle acquiescé à une forme de contrainte portée par l’entretien ? », on sent constamment ce point limite chez elle. Ils sont souvent en désaccord mais c’est de là, comme à reculons, qu’apparaît un éclaircissement possible. Ce n’est pas le moins intéressant du livre, puisqu’en général l’auteur fait face à un interlocuteur – et réciproquement – qui va dans son sens.
De conversations entre amis, on est passé à des enregistrements de travail, le souhait de Francis Cohen étant de « fabriquer un lecteur comme effet de sa lecture ». Ce à quoi Anne-Marie Albiach justement résiste.
Souvenons-nous qu’État (1971) fut un coup de tonnerre dans le ciel de la poésie au même titre que Décimale blanche (1967) de Jean Daive (sous le signe de Jabès mais aussi de Bataille, Blanchot, ou Ponge). Francis Cohen propose dans le second livre ce qu’il appelle une « généalogie » : « E blanc de Rimbaud compté par Jean Daive, commenté par Anne-Marie Albiach dans son imprononçable. »
On tourne essentiellement autour des deux termes Loi(e) et État, avec chacun la même lettre imprononçable, la voyelle blanche de Rimbaud. Albiach défend un certain neutre « la loi est féminine, c’est un terme féminin, ce n’est pas un savoir féminin », et cette différence pour elle est fondamentale :
« … je suis contre une lecture féminine parce que là, il s’agit chez moi d’une lecture neutre en quelque sorte, ni masculine ni féminine ».
Pulsion (qui peut être neutre, « blanche » « innocente »), syntaxe (travaille la pulsion, refuse l’unité), attribut (qui est actif mais pas sans référent), fiction (un récit) sont des notions très complexes, parfois paradoxales, qui sont discutées en profondeur. Il faut y ajouter « logique », puis « attributs » (quelle immense question chez elle !) très forts dans le texte. On cherche ensemble, on trouve ou du moins on s’approche ensemble car cela n’est pas su d’un savoir fixé d’avance. « Pour moi Etat demeure une énigme » dit Anne-Marie Albiach – Énigme est un titre, tout au début d’Etat, suivi de rien. C’est ainsi que ce livre se lit. Il faut faire confiance au vide dans le texte. Des extraits de ce livre sont offerts à la lecture, à la compréhension, à l’interrogation incessante que procure Etat.
« Le lyrisme est cadenassé. » C’est « un porte-à-faux », « parce que je me méfie du lyrisme… je ne veux pas qu’il y ait adhésion de l’objet au sujet, bien que cela arrive sans cesse… ». Le plus impressionnant est d’arriver à tenir cela dans le texte : la poussée et la rétention.
La question politique d’Etat d’un point de vue marxiste, dans Etat est étudiée par Francis Cohen dans Etat une politique de l’imprononcable. C’est, dit-il, « un peu risqué », d’autant que Anne-Marie Albiach n’est pas toujours d’accord ni avec lui ni avec elle-même. Mais elle a tout de même traduit Manifeste de Zukofsky. On est renvoyé aussi à à lecture de Loi(e). Cette question de politique n’est pas première chez Albiach mais elle en reconnaît l’empreinte dans son texte. « Le poème est la traduction des sujets devenus-objets en sujets. » souligne Francis Cohen.
Et il ajoute qu’on peut en parler « à condition ne ne pas saisir la politique comme un thème pour la poésie » « mais que Etat fait de la politique en tant que poème ». J’avoue que je ne comprends qu’un peu obscurément mais comme toujours, j’aime bien ça.
Ce qu’on sent assurément, c’est l’écart constant, dans le mot, dans la pensée des différents termes (imprononçable, innommable), le blanc étiré jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’impensable. Énigme, comme écrit Albiach, seul(e). « Je crois que ce qui est important, c’est la logique, elle est mise à mal par des coupures, des césures, des rejets de souffle » dit Anne-Marie Albiach dans un entretien de février 2007. Elle court sous le texte et provoque « des appels d’air ».
Albiach semble parfois un peu débordée par son enthousiaste lecteur d’autant que ses positions peuvent osciller. Dans un entretien de mars 2007, elle lui dit même six fois « non », c’est plutôt drôle ! La circulation du pouvoir se fait tous azimuts : Etat est aussi un Etat, que le poème cherche peut-être à annihiler. C’est une question de vue (le E ne se prononce pas mais on le voit). Impossible de ne pas penser à Bataille quand sont évoqués l’impossible et le rire. S’efface également le sujet, dans ce mouvement, mais pas le corps, ni dans l’usage que peut avoir l’Etat sur lui, ni dans l’écriture du poème. Cela va jusqu’à la signature du livre qu’Albiach voit s’effacer, c’est il est vrai une tendance des années 70, l’écriture sans auteur.
Je n’ai pas les capacités de théorie politique de Francis Cohen, encore moins de Marx, de Lyotard ou de Foucault, mais ici la poésie est un œil différent de celui du voyant même s’il l’expire, si je puis dire. A la lettre, peut-on dire, ce E énonce quelque chose de l’imprononçable. Peut-on encore le lire, peut-être pas sans être « projeté hors de lui » (F.C.). Lire Albiach n’a rien de confortable, ce n’est pas un reproche.
Peut-être ce qui touche le plus dans ce qui est tout ce même très « abstrait », c’est que « le poème travaillé, est travaillé par sa lecture » (F.C.), cela semble évident mais quand le poème comme son auteur résistent aussi fort, ça devient passionnant.
Ces deux ouvrages, physiquement très beaux, impeccablement édités, à un prix plus que correct, entrent dans la « bibliothèque Albiach » chez Eric Pesty.
Isabelle Baladine Howald
Francis Cohen Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier, Eric Pesty, 2023, 120 p, 17 €
Francis Cohen, Etat une politique de l’imprononçable, Eric Pesty, 2023, 110 p, 17 €
K.O.S.H.K.O.N.O.N.G. No 24 printemps 2023, Eric Pesty, 27 p, 11 €
Les textes d’Anne-Marie Albiach ont été réunis et publiés par Yves di Manno chez Flammarion sous le titre Cinq le Chœur, 1966-2012, avec une belle postface d’Isabelle Garron.
Jeudi 14 septembre 2023 à 19h : rencontre avec Francis Cohen et Éric Pesty à la librairie L’Arbre du Voyageur, 55 rue Mouffetard, Paris V°.
A l’occasion de la parution des deux livres de Francis Cohen : Conversations avec Anne-Marie Albiach dans l’escalier et État. Une politique de l’imprononçable.