Les éditions Conférence publient Toute la vie, poèmes 1957-2016 du poète suisse Fernando Grignola dans une édition trilingue.
« Manovali al completo »
(version remaniée, 1997)
Quand le soleil fait dansotter
la corde d’acier de la drague,
eux, ils arrivent.
Ils avancent, l’air de flâner
avec des pas qui rappellent l’allure
sans histoire des bergers de par chez eux.
Ils arrivent avec la première lame de soleil
qui fait fumer le sable de rosée
et réveille le silo de câbles et de poulies
ratatiné sur les tas de gravier,
et ils s’arrêtent pour causer devant l’écriteau
qui efface la mêlée de leurs espoirs.
… Titubants ils font demi-tour
comme des chiens battus
et il y a quelque chose de cette flânerie
qui reste là déchiré par la benne
qui ride le courant.
«Manovali al completo »
Quánd che ‘r suu ar fà dondinàa
ra cordína d’azzàl dra draga,
lúr i ríva.
I végn innánz cun fa da lilon lilèla
cun di pàss ch’a ripétt r’andadüra
senza stòria di pastúr di sò paés giò là.
I riva cu’ra prima lama da suu
ch’a fà fümà ra sàbia da rosàda
e dissédà ‘r silos di cordìnn e di rozzèll
inranghít süi pígn da géra,
e i sa ferma a parlà dinànz ar cartèll
ch’a scancèla ‘r gavói dí sò sperànz.
… I trantógna a r’indré
cumé can bastonát
e quaicòss da quél sò liornàa
ar rèsta lì sbrindelát dar cazzüü
ch’a scarfögna ra curént.
«Manovali al completo»
Quando il sole fa ballonzolare / la cordina d’acciaio della draga, / loro arrivano. / Vengon avanti corne bighellonando / con dei passi che ripetono l’andatura / senza storia dei pastori dei loro paesi laggiù. /Arrivano con la prima lama di sole / che fa fumare la sabbia di rugiada
e svegliare il silos di cavi e carrucole / rattrappito sui cumuli di ghiaia, / e sifermano a parlare davanti al cartello / cite cancella il groviglio delle loro speranze. / Titubanti tornano sui loro passi / corne cani bastonati / e qualcosa di quel loro gironzolare / resta h lacerato
Poesibao a tenu à donner au moins un poème avec les versions en dialecte et en italien et en propose trois autres, ci-dessous, dans leur seule version française.
Mort du poisson-soleil
Et il y aura quelque chose de nous
que l’argent du lac placide
sous la lune
dérobera au large vierge de voiles.
Il n’y aura ni barques ni hommes
pour veiller l’agonie du poisson-soleil
parmi les roselières désertes d’oxygène.
Rien que le vent.
Le vent avant-coureur de tarins de passage
recueillera le cri
précipité d’une lointaine déchirure
de ciel.
… Et ce sera mon automne.
(p. 63)
Cendre sur les yeux
à mon ami Franco Brevini
C’est de la cendre sur les yeux enchantés
les ans qu’on a brûlés
loups soûlés de pleine lune
dans le cornet d’un néant.
Comme un ciel rose de soir de mai
qu’elles viennent les saisons jeunes de paix
troglodytes de soie sur le dernier fossé
où germent les os de morts d’une Valse triste
Sibelius pour trop de gens massacrés.
(p. 177)
Toute la vie
Rayons de lumière
dans le temps
hors du temps.
Toute la vie à chanter
la feuille que perce
le soleil.
Fernando Grignola, Toute la vie, Poèmes 1957-2016, édition trilingue (français, italien, dialecte d’Agno). Textes choisis et traduits par Christian Viredaz. Préface de Flavio Medici. Editions Conférence, 2023, 288p., 21€
Présentation du livre sur le site de l’éditeur
Grignola e l’umanità in versi, « Grignola et l’humanité en vers » : l’expression de Renato Martinoni révèle moins l’ambition de l’œuvre que le constat reconnaissant qu’établit sa lecture, et que voudrait signifier le titre choisi pour cette anthologie, Toute la vie, en hommage au poète disparu en août 2022.
On y trouvera le portrait de la réalité aussi bien rurale qu’ouvrière d’une région qui résume en elle-même, dans l’histoire de ses transformations, celle du monde moderne chassant celui qui l’a précédé tout en éprouvant pour lui la plus profonde nostalgie. D’un côté, un pays riche de parfums et d’harmonies, lié au rythme lent et précis des saisons, des activités humaines, d’une civilisation faite de valeurs et de chaleur humaines; de l’autre, les cadences et les objets de la société contemporaine, qui ne sont pas sans conséquence : l’irrespect de cette tradition naturelle, les faux mythes, les malheurs de la vie quotidienne, la « maladie de vivre » que fait naître un monde de guerres et d’injustices éloignant l’homme de ses propres richesses. Mais cette tension entre le monde des racines et l’univers de la standardisation a chance de susciter en chacun l’impérieux besoin d’une intimité où éprouver le sentiment d’un dépassement possible — la poésie ayant peut-être pour tâche et pour grandeur de rappeler ce besoin et de lui donner voix.
Une voix qui a choisi l’étrange et puissante humilité du dialecte pour ne pas s’éloigner de la réalité qu’elle évoque : «Le dialecte ressemble à la sève qui à la fin de l’hiver accélère puissamment la résurrection de la plante : il vous fait accéder à des images, des événements, de visages, des voix, des odeurs et des parfums lointains, presque imperceptibles, comme d’une langue retrouvée dans sa pureté.»
Fernando Grignola (1932-2022) a toujours vécu à Agno, petite ville du même canton, au bord du lac de Lugano. S’il a commencé par publier des poèmes en italien, c’est dans le dialecte d’Agno qu’il a écrit l’essentiel de son œuvre (quinze recueils parus entre 1963 et 2016). Il est également l’auteur de quatre recueils de récits et souvenirs et d’une anthologie des poètes dialectaux de Suisse italienne (Le Radici ostinate, Dadò, 1995), ainsi que près de 200 comédies en dialecte pour la Radio Suisse italienne, où il a été, de 1974 à 1994, producteur responsable du secteurs Théâtre et Dialecte – après avoir longuement travaillé aux emplois les plus proches des réalités qui viendront nourrir sa poésie, loin de toute rêverie surplombante : tourneur tout d’abord dans une petite fabrique de pipes, puis facteur, sensible à tous les détails que lui font voir ses tournées, et, quelques années plus tard, contremaître dans une entreprise. Fernando Grignola confiait dans un entretien où on lui demandait quels étaient les sentiments les plus nettement marqués dans ses poèmes: « Sans doute la solidarité avec le monde ouvrier, et l’évidence de participer de ce monde, que j’ai connu de l’intérieur. […] Je ne regrette rien : tout sert dans la vie. Je me suis fait lentement, très lentement. »
Il a reçu, peu après la parution de l’auto-anthologie Radísa innamuràda – Radice innamorata. Canzoniere 1957-1997 (Dadò, 1997), le Grand Prix Schiller 1998 ; et, en 2016, le Prix national de Poésie Biagio Marin – Biagio Marin qu’il rencontra à Trieste et avec qui il entretint des rapports étroits. Cette rencontre l’a conforté dans le choix décidé, à partir de 1983, de la poésie en dialecte – en l’occurrence, celui d’Agno, celui de son « territoire », le Malcantone.