Esther Tellermann, entretien avec Isabelle Baladine Howald, autour de « Ciel sans prise »


Pour Poesibao, Isabelle Baladine Howald interroge Esther Tellermann sur ce livre « hanté par la fin de quelque chose ».


 

Esther Tellermann, Ciel sans prise, Unes, 2023, 114 p, 20 €


Isabelle Baladine Howald (IBH) : Esther Tellermann, votre dernier livre Ciel sans prise parait chez Unes, il a été écrit de 2020 à 2022, qui n’est pas n’importe quelle période, puisqu’elle était celle du confinement donc d’un enfermement, de relations humaines réduites au téléphone ou aux mails.
La fin de quelque chose hante ce livre, à tous points de vue. Il me semble que vous tentez de retrouver à la fois, dans ces poèmes, l’intimité avec l’autre mais aussi l’ouverture à l’autre, à ce ciel qui nous échappe sans fin, et accepter peut-être ce qui finit, nous, un aimé, pour tenter encore d’en dire quelque chose ?

Esther Tellermann (ET) : J’ai composé ce livre entre 2020 et 2022, c’est-à-dire en effet en cette période très particulière que curieusement nous oublions, tant elle fut une mise en parenthèses de ce qui fait la vie, en cette période de retrait, d’isolement, de réduction, voire d’abolition des relations humaines, mais aussi de nos horizons -confinés à nos chambres. Les ouvertures sur le quartier Montsouris en mai 2020, puis sur un Paris désert avaient quelque chose de magique, tant glycines ou architectures prenaient une soudaine importance.
Mais comment écrire quand les supports de l’écriture – le rapport à l’Autre – la vision des paysages, des mouvements ne sont plus ? Restaient quelques voix amies et le soutien que nous nous apportions ; restait la lecture.
J’avais abandonné toute velléité d’écriture jusqu’en juillet où j’ai su bien sûr qu’aucun voyage ne serait possible, aucun ailleurs. J’ai alors composé une vingtaine de poèmes – les premiers – et je leur ai donné une suite en septembre 2020.
J’ai dû interrompre sans doute de nombreuses fois cette composition, reprise avec l’annonce de la mort des amis que je n’ai pu aller revoir.
J’ai arrêté ce manuscrit étrange – tissé peu à peu – à la fin de l’état d’urgence sanitaire, le 31 juillet 2022. Et ceci volontairement, symboliquement. Voilà.
Me venait cette nostalgie de ce qui nous était – à nous tous – dérobé : des visages, des mains, des étreintes, des lointains.
Nous en sentions, plus que jamais, la quintessence et la nécessité. C’est ainsi, n’est-ce pas, pour chacun d’entre nous ? La perte nous donne la valeur de ce que nous n’avions su assez apprécier, alors il nous fallut lire, les yeux fermés, l’empreinte que chaque être, chaque paysage avait laissée en nous.
Si nous écoutons en nous ce bruissement de l’Autre – celui de la langue – nous ne sommes jamais seuls.


IBH : – Comment est venu Ciel sans prise, justement dans cette période-là mais aussi dans un deuil je pense ? Comment avez-vous réussi à travailler ?

ET : Je vous disais cela précédemment : nous ne sommes jamais seuls si nous écoutons l’Autre – en nous – ce que nous ne savons pas consciemment.
Chaque avancée dans l’âge se signe d’une perte, qu’elle soit réelle ou pas.
Elle l’est le plus souvent bien sûr, mais nous nous rendons compte que nous n’avions pas voulu y croire, comme s’il avait été possible de rester à jamais enfant.
La seule véritable perte n’est-elle pas celle de l’enfance et de sa croyance en l’éternité ?
Ce manuscrit fut pour moi un don car j’ai pensé, pendant toute cette période, n’avoir pas écrit. Ces quelques poèmes sont donc quelques mots rescapés, sur fond de silence.


IBH : – il me semble que c’est un recueil encore plus « nu » que les autres, encore plus sobre, délié. L’image de quelqu’un qui marche seul me vient constamment en lisant ces poèmes. C’est un livre d’autant plus bouleversant qu’il est écrit presque de façon mutique, dents serrées, pour ne laisser passer que ce qui veut vraiment passer. « Une simple/écriture », dites-vous.
En écrivant, était-ce ce que vous vouliez ou ce qui s’imposait ?

ET : Sans doute, vous sentez cela en lisant le livre. J’en suis heureuse.
Je n’ai rien voulu, rien cherché. Quelques poèmes venaient de temps en temps. J’avais fait un programme de lectures. Je ne pensais pas « écrire »… Le temps passait… Des amis peu à peu nous quittaient.
Je pensais à tous ceux qui nous quittaient.
Il est vrai, en cette période, nous sentions tous le prix de la vie que nous ne cessons d’oublier dans nos divertissements.
La poésie n’est pas pour moi un « travail ». Elle se donne ou ne se donne pas, elle se compose parfois, il est vrai, par mon truchement. Mais nous n’en sommes que le lieu, le passage…
Il faut pour accueillir la poésie se faire vacante. Mais cela m’est plus facile lorsque je me déplace, en bus, en train, lorsque je croise des paysages, des postures.
Se faire vacante en l’absence de tout support, sinon l’encadrement de la fenêtre, la vision de rues désertes -était impossible.
Vous sentez sans doute que quelques mots, quelques poèmes se sont greffés sur cet impossible.
J’ai admiré, jeune, ces écritures « simples », ces « simples écritures », en particulier celle de Samuel Beckett dans ses derniers récits. Cependant je ne prétends pas à la complexité de sa composition, ceci autour de quelques mots, les mêmes, mais j’y trouvais le dénuement dont vous parlez, celui d’une écriture qui excède toute volonté d’écrire.


IBH : – Peu à peu votre/énigme/s’éteint//votre odeur m’abandonné/Je veux que reste partie de votre/salive./Hier se superpose/tandis que les mondes chancellent, /je cherche encore/la langue   où/vous dire.
C’est l’expérience du deuil, de ce qui s’échappe et que l’on veut retenir, c’est aussi l’expérience du poème, son « encore » si je puis dire ?

ET : J’ai composé là autour de la perte d’un ami, mais d’une perte qui m’a rapportée à la perte d’un autre ami, à celle d’un autre encore, à celle d’un parent, d’une sœur.
Ne pouvons-nous par le poème, la musique, retrouver l’épiphanie de leur présence ?
Il y a pour moi dans l’exercice du poème, une mise en condition peut-être semblable à celle nécessaire à la prière pour un croyant. Cette tension vers un Autre absent, mais soudain rendu présent par la beauté d’un chant, d’une formule, d’un poème, fait de l’art une pratique qui, je crois, renoue avec le sacré qui désormais nous déserte.
En ce sens, l’art nous sera de plus en plus nécessaire. Sa dissolution dans la fabrique, quand bien même talentueuse, d’images et de discours, est un leurre.
L’art, oui, « retient », ici dans la langue, le passé qui nous tisse, fait du bruissement de ceux qui ont écrit avant nous, vécu avant nous.


IBH : – Fenêtres, persiennes, la mer, les embruns – intérieurs aussi bien, « j’épousais des embruns sans/mer/que celle du dedans » –, ce « ciel défriché/sans prise », « les Nords », c’est un très beau pluriel, le feu, les cendres et des corps, presque abstraits, qui dorment ensemble puis se soustraient l’un à l’autre, et ceci : Et je ne savais qui me veille, là aussi ce double mouvement : qui me veille, moi qui te veille…
Ce mot de « veille » qui revient, le vivant qui veille sur le mort, et peut-être l’inverse, et… « il fallut soutenir/la ténèbre » ?

ET : Ce que vous relevez me touche. Le poème peut « veiller » sur ce qui n’est plus, lui rendre hommage et lui rendre vie, en le déplaçant, en en faisant « autre chose », un « mot neuf ».
Je compose souvent en écoutant de la musique classique. Ces grands parterres d’un public attentif que je n’ai pas beaucoup fréquentés me fascinent.
C’est comme si l’on s’autorisait là à ne pas savoir, à ne pas comprendre, mais à se laisser porter par une harmonie soudain possible.
Ne faut-il pas pour vivre supporter, affronter la dysharmonie ? L’on vient là peut-être entendre une consolation.
Cela semble plus difficile d’écouter la poésie de cette manière, en se détachant de la recherche d’un sens.
Les vers qui me reviennent, qu’ils soient ceux de Racine, de Baudelaire, de Hugo, de Verlaine, ne me reviennent pas pour leur sens, mais pour leur musicalité, le jeu des sons et des métaphores qui font pressentir l’existence de ce qui n’est pas, est depuis toujours perdu. Ce que nous voudrions saisir en un objet désiré, un être désiré, mais ce qui toujours se dérobe.
Je crois que la création s’accomplit de soutenir cette perte, mais aussi de vouloir en un instant l’abolir, en cet objet qu’est le morceau de musique, le tableau, le poème.
Il faudrait lire un poème comme on écoute une fugue de Bach, une pièce de Schubert ou de Chopin.


IBH : – On a l’impression qu’il est sans cesse question d’un ajustement entre ce qui est devant vos yeux, ce qui vous entoure, ce que vous ressentez et ce qui est, d’où cette sorte de balancement qui a beaucoup de douceur pour ajuster, simplement mais constamment, les choses ? Et de temps en temps, comme une respiration ou un « ressac », le « suspens des mondes » ou « Je notais les intervalles/pour/vous ensevelir/et vous faire/naître », toujours comme un double mouvement, y compris dans le titre, Ciel sans prise, dont on peut imaginer aussi bien qu’il n’a de prise sur rien que nous n’avons aucune prise sur lui ?

ET : Oui, ce double mouvement, je crois, l’avoir déjà évoqué. C’est le pouvoir qu’a le poème de saisir, mettre en formules, en sons, en rythme ce qui nous sera toujours dérobé : l’harmonie des sexes, des cœurs, des points de vue. De là surgit le sentiment du Beau : oui il y a là dans le poème de Baudelaire la possibilité d’appréhender la perte et tout à la fois de l’abolir dans la fulgurance du vers, de la métaphore. Tel est l’effet produit sur nous par cette formule qui me revient souvent : « ton souvenir en moi luit comme un ostensoir. » Voici l’aura de Benjamin, l’Ange Rilkéen dans leur matérialité langagière.
Voici le pouvoir de la création que de donner forme à un impossible, une liaison entre le temps et l’espace, entre la vie et la mort.
Mais ce pouvoir est fugace, puisque lié à l’émergence d’une trouvaille dans le seul moment de la création, lors de cet « état poétique » dont parle Valéry, où le sujet s’absente de lui-même pour se laisser traverser par la mémoire de la langue nouée un instant à la mémoire subjective. Non pas celle d’un « moi » modelé par les discours ambiants, mais d’un Je qui fait acte de parole, d’écriture.
Ce moment, fugace, peut faire toucher à un réel, une vérité jusque-là méconnue.
Telle est la force de l’œuvre d’art pour qui s’essaie à entendre – ce qui est insu – tant des savoirs ambiants que du sujet.
Voici le ciel vers quoi se tend l’œuvre d’art : la vérité qu’est l’énigme de la vie, mais « sans prise » désormais.
En effet l’artiste du XXe siècle a eu à faire à un ciel vide qu’il n’a cependant cessé d’explorer pour y contempler sa propre finitude.
L’œuvre picturale de Rothko me semble en cela exemplaire. Comme l’œuvre poétique de Paul Celan.
La tension vers un ciel, une unité, prétend réduire les cassures, les intervalles entre les mots et les choses, mais sans doute pour mieux les exacerber, les souligner. L’art est désormais retour sur sa propre pratique plutôt que délire platonicien ou inspiration des Dieux.
Le ciel, pour y revenir, a toujours été l’horizon de l’humain : Paradis, Enfer, mondes meilleurs, lendemains qui chantent…
Notre désenchantement contemporain garde à son orée de nouvelles certitudes malgré l’aporie de notre croyance au progrès. Savoir le ciel « sans prise » pourrait tempérer notre hubris. Mais cela ne peut nous empêcher de contempler « l’Azur » … De contempler le lieu d’une énigme, celle du vivant.


IBH : – Il y a un mot qui tranche avec les autres, c’est le mot de symphonies, est-ce que cela sous-entend une forme de célébration ? 

ET : Peut-on faire « symphonie » avec quelques notes ?
Le plus ténu peut-il faire résonance ?
Sans doute y a-t-il là l’interrogation posée par une poétique. J’ai souvent cité dans des entretiens le « Il voyagea » de Flaubert dans L’Éducation sentimentale         .
Là où la prose contemporaine multiplie les détails narratifs, se confond au « reportage », à l’autobiographie, les deux mots de Flaubert ouvrent à un monde qu’il appartient à chacun d’imaginer.
Force est rendue à la phrase simple, au passé simple.
Le voyage est d’ailleurs plus désormais une posture qu’un désir d’apprendre, de se remettre en question. Il appartient aujourd’hui au monde de la consommation. Ouvrir un monde à la perception du lecteur pourrait ne pas nécessiter forcément l’abondance de détails
Voyez comme aujourd’hui se décline l’intime en autant de comptes rendus scabreux. Tout dire, tout voir pourrait aboutir à la négation de toute possibilité de penser et à l’émergence d’une expression sans refoulement.
Mais je m’éloigne de votre question, encore que nous préférons aujourd’hui la cacophonie à la symphonie. C’est vrai, nous manquons de « célébrations », laissées aux politiques et à la religion, là où cette dernière est encore vive.
Nous sommes plus naturellement, il est vrai, dans le ressentiment que dans la célébration.


IBH : – Peu à peu, cependant, il y a une reprise de la voix de l’autre, dans la vôtre, vous écrivez non à sa place mais peut-être un peu, et en tout cas pour lui, lui donner encore une voix ?

ET :L’Autre parle toujours en nous. Parfois dans la psychose il parle un peu trop fort, voire à notre place. Ce qui faisait dire à Lacan que nous sommes « divisés par le langage ».
Le poème exacerbe cette division jusqu’à des moments « d’impersonnalisation » où nous laissons advenir l’inconscient, c’est-à-dire ce qui de nous-mêmes est insu et en lien avec la vérité.


IBH : – le livre se termine avec ce vers : « fait face », le poème est accompli et mais a aussi accompli sa tâche ?

ET :     « Faire face » oui, j’ai voulu terminer par ces mots plutôt que par ceux que vous citez à la fin de l’entretien.
François Heusbourg, mon éditeur, avait suggéré que ce poème cité, évoquant l’échange, ferme le livre.
J’ai préféré un face à face dernier avec l’énigme, avec l’épreuve qu’est le vivre et avec le courage nécessaire pour répondre à une éthique plus qu’à une morale. Comment tenir debout, respecter notre désir, tout en respectant l’autre et le vivre ensemble ?
C’est la question que pose à mon avis Sade qui avait appréhendé toutes les exactions possibles dans un monde sans Dieu, si l’homme veut parvenir à la jouissance.
L’Histoire a démontré la force inégalée d’une écriture explorant toutes les transgressions possibles des lois du Décalogue.
Aujourd’hui où nous savons ces transgressions accomplies voire admises, comment inventer une éthique pour l’homme sans Dieu ? Comment aussi, autrement que par le poème, faire face ?
Vous répondant je découvre le livre du philosophe Marc Goldschmidt, La vie sans appui, Penser à la limite de la théologie et de la religion (éd. Kiné, Paris, 2023). Je suis frappée par la convergence de l’interrogation philosophique de l’auteur avec mon interrogation qui bien sûr est celle que pose, arpente le poème : la question éthique pour l’homme du XXIe siècle. Ceci avec les penseurs de la modernité tels Nietzsche, Freud, Benjamin,  qui veulent dénouer le philosophique du théologique comme émanciper la pensée de la vie des nouveaux positivismes et du cognitivo-comportementalisme, qui veulent penser une vie « sans appui », libre des morales en prise avec la théologie.
Une éthique se fondant sur la seule loi de la vie est-elle concevable ?
Comment, autrement que par le pouvoir fugace du poème, faire face à notre incomplétude ?

IBH : – Esther Tellermann, merci infiniment.


Extraits :

Soirs dessinaient
des horizons
estompant
     les chairs
alors émergent
des traînées de pluie
Des Nords et
     la fraîcheur
des étendues
afin que l’oubli
         étincelle


*


Tout était
    comme.
comme on frôle
comme un centre
se déplace ou s’assoupit.   comme
je vous avais perdus
    amis
des lèvres et des
paumes
lentement
votre main glisse
cherche le dieu.


*


Comme soudain
s’ouvre
     l’échancrure
fracas de souvenir
      où entre le cœur

Nous nous adressions
des matins et des soirs
     pour être.
 

Esther Tellermann, Ciel sans prise, Unes, 2023, 114 p, 20 €