“Erre”, Le livre posthume d’Antoine Emaz, lu par Alexis Pelletier

Un parcours d’évidence


Par deux fois, le livre rappelle le caractère non définitif de cet ultime ensemble d’Antoine Emaz. L’éditeur souligne qu’il ne sait si le poète a pu travailler son texte « comme il aurait aimé le faire, [le] menant jusqu’à son terme, de mouture en mouture. » L’épouse du poète, Anne-Sophie Petit-Emptaz, est plus catégorique encore quand elle affirme : « Ceci n’est pas un livre au sens d’un livre relu et achevé, tel que le concevait Antoine Emaz. » Néanmoins, et tout le monde en conviendra aisément, c’est un livre au sens le plus plein du terme.

La méthode de travail du poète, qui œuvrait par élimination progressive de ce qui lui paraissait être des scories, donne à lire un tout cohérent et qui a, comme les autres livres qu’il a publiés, un aspect direct qui tend à l’évidence.

Erre c’est un livre qui fait face à la mort, ou plus exactement au mourir avec une vigueur qui ne cède jamais au pathétique. La maladie est là, il s’agit de lui faire face et d’entendre tout ce que le monde propose dans ce face à face. Et le premier vers impose un rythme que tout le livre confirme et creuse : « le mot comme ce qui reste du geste ». C’est le geste de vivre donc celui d’écrire, ou l’inverse, qui se donne à lire. Et il est aussi contenu dans le titre.

Dans Erre, il faut certes entendre tous les homophones du titre – je pense à aire, ère et bien sûr air. Et en effet les poèmes s’attachent à une surface, une superficie qui laisse passer tout ce qui délimite un territoire. Par exemple : « la nuit la pluie dans les mots le temps » (p.67). Les poèmes peuvent évoquer un temps-sable, une sorte de calme qui se donne au réel. C’est l’aire du poème : « rien qu’une tête penchée dans la vitre / un corps d’une masse sombre sur sombre / la nappe aux citrons le carnet ouvert ». Et l’aire du poème, c’est un peu ce que Guillevic avait nommé autrefois son domaine. Le temps d’ailleurs y est, comme souvent dans les derniers livres d’Antoine Emaz, compté. Les poèmes se développent en 2018, du 7 juillet au 27 septembre. C’est d’une certaine façon, l’ère de ce livre. L’air, c’est celui qui se donne, comme celui qui manque, entravé par la toux qui revient plusieurs fois dans les pages. Et dans la simplicité du lexique, les poèmes de constater : « on n’est pas perdu / du tout // rien que de l’air » (p.17).

Mais outre l’homophonie qui permet de traverser tout le livre, l’étendue sémantique du titre surprend à plus d’un titre. Le Trésor de la langue française nous renseigne. Erre, c’est aussi bien l’errance, l’allure, la manière d’avancer, la vitesse, l’élan, la trace marquant le passage d’un gibier voire le pas. Face à la mort qui vient, les poèmes disent cette polyphonie, sans masquer l’angoisse qui fuse, mais en restant toujours dans l’évidence de l’instant : « on va juste allumer la lampe / ça suffira bien / pour éclairer la main la page / où se tenir / en face de seul » (p.125). Ce dernier vers est à la fois très surprenant et emblématique de tout le livre. Il s’agit en effet, pour Antoine Emaz, de faire face et de trouver une écriture qui dans le présent de sa lecture permet à toutes celles et ceux qui veulent le lire de poursuivre le face à face avec la mort qui est notre mourir-même. Au moment de se clore le livre fait ce constat : « pas sûr que tout ça parle encore / c’est vraiment infra / mais qu’est-ce que ça peut faire / la vraie nuit devant c’est pire / il n’y a même plus de mots / éteindre » (p.158). Il faut lire dans cette ultime page un double enseignement. Tout d’abord la mort, c’est la vie jusqu’au bout, la vie jusqu’à son terme. Et ensuite, le mourir, c’est, dans l’épreuve qu’Antoine Emaz nous donne par ses poèmes, un compagnonnage avec les mots que la mort seule vient faire cesser.

En découvrant ceci, j’ai été saisi par une évidence que je voudrais formuler en guise de conclusion. Si l’on cherche à épeler les lettres qui constituent notre alphabet, il se trouve que la lettre « r », celle qui sépare le mot de la mort, s’écrit de la manière suivante : « erre ». Le titre nous dit – c’est une leçon de vie – que l’errance des mots se poursuit toujours. Et la lecture d’Erre le confirme sans pathos, avec une évidence très impressionnante dans notre époque qui bégaie avec ses valeurs.

Alexis Pelletier

Antoine Emaz, Erre, 168 pages, Tarabuste Editeur, 2022, 16€.

On peut lire ici des extraits de ce livre