“C’est la faute à Démosthène”, livre de Dominique Grandmont lu par Jean-Claude Leroy

« Je suis encore vivant, peut-être, ce n’est pas à moi de le dire. » [p. 42]

Champion du plaidoyer, Démosthène ne peut être défendu par un autre que lui-même, fût-ce devant le tribunal de l’Histoire. Au reste, si quelque temps elle chancela, sa postérité reprit peu à peu sa bonne place, qu’elle occupe encore. Et aujourd’hui, connaissant la même langue, un fin poète s’aventure à lui prêter son corps.
Dominique Grandmont est sans doute connu pour ses traductions (Constantin Cavafis, Yannis Ritsos, ou encore, depuis le tchèque : Vladimir Holan et Jaroslav Seifert) par des lecteurs qui ne lisent pas toujours sa poésie, ses proses. Et pourtant ! Par exemple, ce nouveau texte que publient bellement les éditions La Barque tient de la gageure. Faire entendre la voix du meilleur des parleurs, qui avait une épaule trop basse et dont surtout le bégaiement affligeait naturellement l’élocution, mais dont chaque prise de parole emportait l’auditoire, le morceau.

Texte intense à divers titres, C’est la faute à Démosthène, redonne la perception d’un homme extraordinairement lucide sur son temps et sur ce qu’il est en train d’y vivre, même si sa propre personne ne lui importe pas vraiment, car il lui préfère, y étant attaché viscéralement, le corps de la cité s’inscrivant dans un devenir qu’il entrevoit et considère.
C’est ici à partir de la douceur d’un paysage que ce corps prend vie à chaque instant. Dominique Grandmont connaît bien l’île de Poros (il l’évoque longuement dans son récit Un homme de plus [éd. La Barque, 2019]) autrefois appelée île de Calaurie. Démosthène s’y était réfugié jadis, tandis qu’aujourd’hui une autre voix, la sienne, se raconte dans le quotidien presque idéal de la douceur grecque : le soleil, le vin, la nourriture, le bain !

« J’y salue ce soleil de l’aube. Quant à ces poissons que j’allais retrouver en me baignant près du canal, ils s’ensablent toujours sous les pieds plus vite qu’on ne marche dans l’eau, mais ils ne vous quittent pas d’un pouce. Ce n’était pas pour se défendre. C’est leur position d’attaque. Leur mutisme était éloquent, leur vitesse égale à la lumière. Ils étaient sur leur terrain, et j’allais prendre modèle sur eux. Pour sortir du piège, il me suffirait d’attirer mon tragédien de la scène jusqu’au prétoire, dans une enceinte où la vérité pour finir cesserait d’être un rôle. » [p. 24]

On le sait, la passion politique imbibe la société grecque, laquelle doit accepter des ennemis trop puissants pour elle. Démosthène réveille les consciences, s’oppose à Philippe de Macédoine, le tyran qui domine son peuple. L’armée grecque est toutefois vaincue (bataille de Chéronnée, 338 av. J-C). Philippe assassiné (336 av. J-C), c’est son fils, Alexandre, qui lui succède, avant de conquérir la Perse et devenir le grand. Après avoir prôné la défiance, jugeant de la situation, Démosthène invite désormais à la prudence et même à se concilier Alexandre. Lui est alors reproché ce que certains considèrent comme une trahison. Après la mort de cet autre tyran exogène (323 av. J-C), les Grecs se soulèvent dans un mouvement de liberté, mais ils perdent décidément leur cruciale bataille (Crannon, 322 av. J-C), Athènes doit, de fait, renoncer à la démocratie.
Quant à Démosthène, puisque « le rien vaut mieux que le peu », il choisit de s’empoisonner pour échapper à ses ennemis. Et c’est donc, un possible ultime discours que nous restitue Dominique Grandmont, dans un geste d’écriture qui tient de la prouesse. En réalité, une adresse davantage tournée vers les dieux, Poséidon en premier lieu, que vers les hommes. Celui qui va mourir n’a rien à cacher, il livre les méandres de sa subtilité avant que de s’effondrer sans vie parmi ceux qui rêvent de le juger encore.

« Mon affaire était réglée, il n’y avait pas de quoi en faire une histoire. » [p. 38]

Jean-Claude Leroy

Dominique Grandmont, C’est la faute à Démosthène, éditions La Barque, 2022, 48 p. 14 €.