Eric Sautou, “Histoires qui n’ont pas pu”, lettre-lecture d’Ariane Dreyfus


Ariane Dreyfus accompagne le lecteur dans ce livre d’Eric Sautou, “Histoires qui n’ont pas pu”, récemment paru chez Faï Fioc



Eric Sautou, Histoires qui n’ont pas pu, éditions Faï fioc, février 2024, 12€


            Le 08-04-24



             Cher Éric, 
            J’ai reçu ton livre il y a deux jours et je l’ai lu dans la soirée. Avec beaucoup d’émerveillement, d’admiration et même d’envie.
            Tu ouvres un tel espace de respiration à ton lecteur ! Tu nous apprends à penser infiniment à des histoires infinies.
            Certes, le titre de ton livre indique un manque ou un empêchement, mais comme tu le sais sans doute, au moins intuitivement, ne pas tout dire est ce qui éveille le plus celui à qui on s’adresse. D’ailleurs dans ta dédicace « Histoires qui n’ont pas pu mais qui pourtant », « pourtant » montre bien que tu es conscient que ces pages réussissent quelque chose. 
            Ce quelque chose est assez indéfinissable, et pour chacun je pense plus ou moins sensible selon les pages, mais je dirais qu’il contient de la tendresse, de l’attente et de l’espoir, un espoir calme qui ne demande pas plus que de pouvoir dire qu’on attend. Qu’on ne tend pas seulement l’oreille – malgré la phrase de David Markson mise en exergue, « J’entends venir un cheval blanc » – mais tout son être. (Capable par exemple, avant de le voir, de savoir que le cheval bientôt là est blanc).
            Tu rends visible l’invisible tout en le gardant invisible, et donc secret, et donc au plus profond du cœur de chacun. Je pense par exemple au poème intitulé « La seule rose devient vraie » : « De toutes celles de mon jardin c’est la seule qui manque » (p. 17). Tu nous offres celle qui n’est que la nôtre mais qu’on aime tellement qu’on n’a même pas besoin de la voir (avec toi les mots suffisent toujours). Il y a aussi p. 38 un papillon qui n’est que le tien, mais que malicieusement tu nous empêches de voir tant toute la page est étourdissante de papillons partout, encore une fois par des moyens purement poétiques. 
            De même dans le premier poème il suffit que la lumière soit visible pour que la maison contienne de la présence, présence à qui on ne demande rien d’autre que de faire penser que la présence existe. Toujours beaucoup de retenue dans ce livre. Ce premier poème a pour titre « Dire le mot » et effectivement le mot « lumière » est très important et d’ailleurs il clôt le poème, mais je pense que tu sais, car c’est ton but, que tu fais bien plus que dire tel ou tel mot. Tu rends chacun magique par tout ce qu’il fait arriver jusqu’à nous, et donc nous arriver à nous, uniquement parce que ces mots sont sur la page. Tu as beau dire p. 13 « Plus de lapin de magicien plus rien », tout ton livre est une tentative de magie. Le plus souvent parfaitement réussie, comme à la p. 25 – « D’à peine neige sur les toits » – où les lettres communes aux mots « peine » et « neige » justifient à elles seules qu’on voie littéralement le premier neiger car il rejoint la neige à sa façon qui n’est que verbale mais largement suffisante pour que l’hallucination ait lieu. Tout un mot suffit ailleurs à faire arriver jusqu’à nous un oiseau, je pense au mot « flap » que tu répètes dans trois vers successifs et puis modifies avec largesse en trois « flaaap » posés sur une seule ligne emplie d’air (de blanc) et l’oiseau est de plus en plus là (p.16).
            Je suis moins fascinée que toi par les noms propres de lieu, sans doute par méconnaissance, la preuve en est que je ne sais pas toujours si les mots dont je pense que tu les as créés sont en effet imaginés ou correspondent en fait à un lieu réel que je ne connais pas. Je suis bien plus sensible aux mots les plus simples comme chat, mer, étoile, œuf, etc., que nous aimons parce qu’ils réveillent à chaque fois l’enfant qui est en nous, qui pense que les mots sont autant sur la page que près de lui. Tu peux effectivement dire que « les enfants n’existent pas » vu qu’ils existent partout et par chacun des mots aimés. 
            Tu accueilles tant de personnes, je dirais même de présences car il y en a des non humaines, en si grand nombre dans ce petit livre ! Parfois même, par chance, l’une d’elles passe devant toi, comme le chat jamais décevant, capable qu’il est de marcher sur le temps puisqu’il « Irait de toit en toit, d’heure en heure » (p. 10) ou d’échanger son corps avec celui de la lune (p. 44) ; d’autres présences restent un instant près de toi, par exemple dans une barque. Ou la chaise à la p. 24 que j’aime tant, que tu parviens à rendre absolument unique par les moyens les plus simples, par exemple le fait qu’elle te reprenne, toi qui nous dit d’elle « Regardez-la bien », qu’elle te surprenne en te retournant cette parole : « Regarde-moi bien, me dit-elle » et c’est comme quand un miroir pivote soudainement et nous éblouit.
            D’autres poèmes disent qu’il y a eu présence et que même devenue absence le fait que cela ait été possible ou pensable suffit. J’aime ainsi beaucoup le poème « Les feux » (p. 65) qui se tient sans cesse entre le désir que les autres soient à nouveau près de soi et la crainte qu’ils le soient trop ou trop longtemps car comme le disait Colette la présence humaine est épuisante tant elle nous fait sans cesse nous dresser au-delà de nous-même et nous n’en n’avons pas toujours l’énergie. Même un arbre que tu découvres en ouvrant la fenêtre face à lui semble ne pas pouvoir faire autrement, ne pas pouvoir s’empêcher de réagir à ton geste : « L’arbre semblait répondre » (p. 26). D’ailleurs je relis le poème, en fait tu n’ouvres pas la fenêtre, tu te contentes de l’entrouvrir, et cela suffit. Le monde est empli de sensitives. 
            Toi le premier, sensitive qui en l’autre constate autant la présence que l’absence, que le manque, c’est pourquoi le 2 parfois se défait comme à la p. 83 qui exprime quasiment physiquement et visuellement le décrochage entre soi et l’autre :


Ici nous deux


            Nous n’arriverions pas plus ici qu’ailleurs et pourtant nous y sommes.


           
Puis, résigné (presque soulagé)

            Je…

            Le modèle de présence ce sont donc les vagues, qui vont et qui viennent (au point que tu peux dire à une mer que tu n’as pourtant jamais vue qu’elle revient). Simon de la p. 61 ne veut pas d’autre vie que « partir et revenir, » comparable à l’action d’ouvrir puis de refermer les yeux qui ouvre le poème et qu’il fait et refait et il n’en finira pas. Ce double mouvement des yeux est très présent lui aussi dans ce livre. Je pense d’ailleurs qu’il incarne la même chose que le va-et-vient. Ainsi sortant de la forêt, à force d’avoir fermé et ouvert les yeux à cause du soleil lui-même « papillotant », on ne sait plus si le poème doit s’appeler renard ou lapereau, tu mets donc les deux dans le titre (p. 30). D’où ton goût de dessiner des choses sur la buée des vitres, elles peuvent autant apparaître que disparaître. Ou écrire « en lettres de sable sur l’eau », et comment alors pourrait répondre celui à qui on pose la question que l’on écrit ainsi (p.32)?
            Rien de trop lourd, rien de trop inscrit, c’est ton mode de respiration. Que ce soit la neige qui continue de tomber sur la neige ou le garçon qui revient à plusieurs reprises et dont on sait seulement qu’il répète la même chose ou le même geste plus de 240 000 fois (aussi infatigable que la neige qui répète ses flocons), tout cela demeure impondérable : la neige reste tout autant la neige, elle n’en est pas transformée, et nous ne saurons jamais ce que fait ce garçon, c’est pourquoi il peut continuer dans l’invisible qui est aussi sa présence.
            Même les mots attribués aux choses ne sont pas si fixés, je pense au poème p. 14 : « Moi j’aurais dit des asphodèles mais tu n’es pas d’accord » ; il suffit que l’autre dise son désaccord pour que ce nom, malgré sa beauté, ne soit plus celui des fleurs que tu vois. Même les souvenirs sont un peu errants, ainsi les parents de la p. 28 ne savent plus trop si tel souvenir concerne leur fille Maryvonne ou leur fils Jules. Solution trouvée par la mère pour en parler : commencer son récit par « Maryvonne, la sœur de Jules, (…) ». Il y a aussi que les mots voyagent, comme le mot « églantines » qui plane, ne sachant p. 57 s’il doit se poser sur le Lavandier ou le Morvan. Émouvante poupée de porcelaine, digne d’un conte d’Andersen, qui raconte son histoire, poupée qui n’a pas toujours le même nom ou parfois pas de nom du tout, et qui aimerait tant dire que la petite fille se trompe sur elle, qui tente de le dire uniquement par le regard, regard qu’elle ne peut jamais fermer, persévérance héroïque, persévérance rare dans le livre (p. 69). Heureusement que la peluche Noumia a plus de chance, l’enfant s’enlace tellement à lui que leurs êtres se mêlent ainsi que leur pensée (p. 73).
            Le point extrême de tout ceci est évidemment que la disparition, l’absence se confondent avec l’apparition, la présence (c’est aussi le cas dans le poème avec Simon qui ne cesse d’ouvrir et fermer les yeux, car le poème a pour titre « Le premier le dernier jour »). Je pense à deux poèmes où règne ce déchirant indécidable, à la p. 53 et le poème final.
            Le premier indique dans son titre l’absence (« Nous ne sommes pas venus au monde »), que réitère le premier vers, même si sur un mode différent (« Oui, j’avais finalement bel et bien disparu »). Or tout le poème raconte un processus de réapparition parce qu’on retrouve peu à peu chaque vêtement d’un garçon et paradoxalement même si le corps n’est jamais retrouvé et qu’il faut attendre que la lumière s’éteigne pour cela, cet être redevient entier au dernier vers : « Me voilà enfin réuni, pensai-je ». On arrive ici à un degré extrême de ce que peut la poésie pour le poète : le faire tenir par les mots – tout le poème est à la première personne et s’achève par un discours direct – et assumer sa disparition partout ailleurs.
            Quant au poème final, que je lis comme un poème de deuil dans le prolongement de bien des livres précédents, il est l’acmé du livre. (Il a été annoncé par le très beau poème p. 80, dont tout l’objet est de constater le vide absolu qui règne dans chaque pièce d’une maison et qui pourtant s’intitule « C’est toi ». Encore une preuve qu’il y aurait beaucoup à explorer du très délicat travail que tu fais souvent sur le titre d’un poème, sans lequel celui-ci serait moins bien tendu, comme on le dit de la nécessité de tendre correctement la corde d’un instrument, ni trop ni trop peu). Ce poème final s’intitule « Je suis lÀ » mais c’est une absente qui essaie durant ce long poème de convaincre de sa présence celui qui est resté vivant. Le poème se donne pour tâche de faire assumer au poète qu’une présence peut exister autrement que par une voix et un visage et qu’elle peut même être une présence qui a oublié, avec qui plus rien n’est possible et pour autant il ne faut pas pleurer car elle est là.
            Mais où est-elle ? Un fait typographique peut nous orienter : en effet, il s’agit de toute évidence d’un dialogue, clairement disposé et même chaque réplique est séparée de celle de l’autre personne par un saut de ligne. Disposition nécessitée par ce fait essentiel et ce choix décisif qu’il manque les tirets qui marquent habituellement le passage d’un locuteur à un autre. Nous comprenons ainsi que cet échange de paroles est complètement intérieur au survivant. Mais qu’il est aussi fortement et réellement un dialogue. Le dialogue le plus long de tout le livre. Le seul sans doute absolument réel, qui ne cherche pas la magie des mots. Le seul qui fasse que le poète pose son pied, et avance, sur la réalité vide de sa vie présente.
            Tu as raison de demander autant à chaque poème, cher Éric, à chaque page c’est le moment ou jamais !
            Je t’embrasse, Ariane

Eric Sautou, Histoires qui n’ont pas pu, éditions Faï fioc, février 2024, 12€