Éric Dazzan, « Un galet dans la bouche », lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop entraîne ici le lecteur de Poesibao, avec lui, dans la triple suite qui constitue ce livre d’Éric Dazzan.



Éric Dazzan, Un galet dans la bouche, Illador, 2023, 61 pages, 14€


‘Un galet dans la bouche’ : inconfort, malaise, anxiété même; et tout ce beau poème tripartite en témoigne, s’avérant vite site de perte, de deuil, de ‘pauvreté’, son ‘paysage brisé de chemins et de larmes’ (10). Mais, fatalement, inhéremment, le poème reste rythme, anaphore, retour au même, ‘ressac’, dirait Titus-Carmel, persistance d’une voix de caresse, à la fois consolatio et secrète jubilatio au-delà du manifeste, du dur de ce qui est. C’est ainsi que ce qui surgit devient simultanément le poème de la privation et de la restitution, dialogue, échange de temporalités et de spatialités; ‘fable’ (12) des moments et gestes d’une vastitude de l’être insoupçonnée mais que l’imaginaire spontané du poïétique parvient, contre toute attente, à réaliser. Vide et présence parfois à peine distinguables, exil et retrouvailles synonymisés, tragique et douceur s’enlaçant, délicatement imbriqués l’un dans l’autre, l’ombre devenant ‘fraternelle’ (20). Sœur et mère répandant ‘une même lumière’ (20), dépassant la violence de la disparition, offrant ‘une même fleur à la bouche du temps’ (28), plongées, au-delà du ‘comment’ et du ‘combien’ (21) dans une géométrie psychique unifiée de la matière-temps et d’une altérité sublimée, non mathématisable mais vécue dans l’acte et le lieu d’un art qui sera, lui aussi, ‘avance’, grâce’ et ‘transparence’ (28).

La deuxième suite, dédiée à Gaston Puel, poète à qui Dazzan a consacré en 2009 un bel essai (Vanneaux), s’insère dans ce mouvement du poème cherchant à s’installer, vivre, au sein de l’absence, ‘dans l’ordre léger du temps’ (33), ses douceurs, ses tendresses, les beautés jamais oubliées des disparus qu’amplifie le pour de la plupart des poèmes de cette suite adressés aux amis et à la famille de Puel. Constantes restent les urgences senties d’une ‘él[évation] /sait-on jamais / vers où’ (34), d’‘une tendre issue’ au-delà du ‘combat’ (35), d’un ‘appel / de l’autre côté du coeur’ (36). L’amour qui va vers l’autre, porté par la mémoire indélébile, ne constitue jamais une régression, moins un regret même et plutôt un ‘emporte[ment]’ vers une ‘patrie […] où s’inscrit / ton nom de lumière’ (37), lumière reflétée si souvent par les choses d’une terre, fidèle, à jamais là, silencieuse, resplendissante, concevablement transformatrice de duretés en ‘doux galet du bonheur’ (43).

La troisième suite parvient à pousser même plus loin, au-delà des touches de mélancolie qui, fatalement, s’attardent dans ces petits témoignages fatals d’une fragilité, d’une persistante vulnérabilité. Le poème liminaire est éloquent à cet égard, soulignant le caractère hiératique, transcendant du poïein qui choisit de s’engager dans ce dialogue avec ce que l’on nomme la mort :

envole-toi, parole sacrée,
rejoins l’aiguillée du ciel
qui ravaude étincelante de nuit
le linceul de nos chers disparus (46)

Le poème avoue ouvertement sa mission, censée faisable, de ‘r[é]formation’, de transmutation (47), où le destin trouve sa musicalisation, son rythme réimaginé, refait (48), ce désir de l’autre transporté dans le ‘temple’ de la parole et que l’amour sait ‘soulever’, actualiser (51), ‘guetter’ et ‘tisser’ (52). Inutile, sans doute de l’affirmer, mais tout tourne ici autour de la puissance d’une ‘prière’, d’un sentiment d’osmose éminemment quoique si délicatement vivable entre le mortel, le matériel, et ce qui les autorise, nous offrant sans cesse cette magnifique luxuriance qu’emblématisent les deux splendides gouaches de Stéphane Peltier qui ouvrent et ferment les pages d’Un galet dans la bouche.

Michaël Bishop

Éric Dazzan, Un galet dans la bouche, Illador, 2023, 61 pages, 14€