Gilles Jallet, Hommage à Roger Dextre


Gilles Jallet a adressé à Poesibao cet hommage à Roger Dextre disparu ce 30 décembre 2023, dans un grand silence.



Pour saluer Roger Dextre


La disparition de Roger Dextre le 30 décembre dernier fut pour beaucoup d’entre nous, à commencer par sa famille, mais aussi pour ses amis proches, comme un coup brutal, un de plus, à porter au compte de l’année 2023. Un poète considérable avait attendu ce pénultième jour pour se retirer de la terre, avec la même discrétion qu’il avait consacré sa vie à édifier une œuvre poétique éminente, sans jamais se soucier de reconnaissance. Né le 23 mars 1948 à Charlieu, dans la Loire, il a vécu son enfance à la campagne (Belmont-de-la-Loire) dans une famille d’ouvriers du textile. Entre 1966 et 1973, il fait des études de philosophie d’abord à Lyon, où il suit entre autres les cours d’Henri Maldiney, puis à Munich. Il a consacré une large partie de sa vie professionnelle à l’enseignement, notamment comme éducateur auprès d’adultes handicapés, puis comme formateur de travailleurs sociaux.  Il a collaboré avec plusieurs compagnies de théâtre et animé de nombreux ateliers d’écriture, notamment au sein de l’association « Dans tous les sens » à Vaulx-en-Velin. À partir des années 1980, il participe à la revue Actuels avec Henri Poncet et dirige la collection « Scalène » qui publiera des livres d’Henri Maldiney, d’Élisabeth Joannès et de Michel Pouille. Il faisait également partie du comité de rédaction de la revue « Rumeurs » (éditions La rumeur libre).

À l’exception d’une plaquette de poésie éditée en 1971 par Pierre Jean Oswald, La Ponctuation des jours, son œuvre poétique commence véritablement avec la publication, dans la prestigieuse collection « Poésie » alors dirigée par Bernard Delvaille et Mathieu Bénézet aux éditions Seghers, d’un premier livre de poèmes intitulé La terre n’est à personne, en 1985, puis d’un second, De la page et de l’oubli, en 1989. Ils ont été republiés aux éditions La rumeur libre, en 2012, dans le tome 1 des Œuvres poétiques de Roger Dextre. Le tome 2, paru l’année suivante, contient des textes inédits et la réédition intégrale de Chants d’Ariane et de Thésée, suivi de Voici venir et de Livres perdus précédemment parus aux éditions Comp’Act. Roger Dextre fut également un traducteur inégalable de plusieurs fragments de Hölderlin et, plus spécialement, de la dernière version de « Patmos » dans Carrières de grève, aux éditions Comp’Act, 1986 et 1993. Il a souvent collaboré avec des peintres, dessinateurs, sculpteurs (Bachir Hadji, Madeleine Lambert, Hélène Lameloise) pour faire des livres en commun. Au-delà de la forme hymnique et du rythme de « composition heurtée » de ses longs poèmes, une autre veine d’inspiration, la veine de la réalité, caractérise d’emblée et jalonne les recueils de Roger Dextre. Pour le dire autrement, sa poésie va droit aux choses mêmes et refuse les catégories définies à l’avance. Contre toute forme de langage apophantique, lequel consiste à élaborer un système de jugements, à l’instar de la logique mathématique, pour ensuite le confronter à la réalité, la poésie de Roger Dextre met en lumière le sens qu’elle reçoit de la réalité, ou plutôt elle nous montre les choses comme elles sont, à partir d’elles-mêmes.

Le 9 janvier 2024
Gilles Jallet

Deux extraits de : Le jour qui revient, éditions La rumeur libre, 2021.

L’ARDEUR

L’ardeur a d’un coup
saisi la vie entière,
ouvert la vue, un vertige,
évacué la flânerie enfantine.
Qu’il tourne la tête,
qu’il pose sa main,
qu’il ouvre la bouche,
l’après-midi lente des salles d’étude
s’angoisse, bruisse et resplendit
en-dessous des grandes fenêtres closes,
s’offre ou se retient dans un délire
de catastrophe et de joie.
Sur les jeudis ennuyeux de septembre,
sur les jambes nues au soleil,
dans les livres ouverts sur la table
l’esprit ne sait plus nommer
ni compter le temps qui passe,
ni soutenir le présent, ni l’éviter.
Hâte à trouver,
bonheur à retrouver sans cesse
les lèvres où son souffle prend feu,
le regard noir qui le caresse
et le dévore si vite,
que dire au monde,
que dire à la nuit qui n’observent rien ?
L’incendie encercle
et se tait
encore aujourd’hui,
quand tout paraît
avoir brûlé à jamais.
Brûlé d’un coup.



La beauté et le nombre
des étoiles dans la nuit noire,
le tissu froissé
de leurs constellations.
Toutes scintillant et se détruisant
dans la chambre,
tant qu’elles n’y ont pas trouvé
pas encore
le repos et le bonheur éternel.
Mais on ouvre la fenêtre
et tout l’espace arrive
dans le grincement de la poignée.

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