Béatrice Bonhomme traverse pour les lecteurs de Poesibao les six parties de ces “Dits de la pierre” de Bernard Fournier.
Bernard Fournier, Dits de la pierre, Éditions La Feuille de thé, 2022, 177 p., 22€
Dits de la pierre de Bernard Fournier rejoint, par son titre même, le genre médiéval du poème narratif et tout à la fois lyrique qui, au XIIIe siècle, était destiné à être récité. Bernard Fournier va prêter sa voix aux choses et aux créatures qui en sont naturellement privées, les pierres, et cela dans une tonalité épique qui touche à l’immémorial.
La première partie est consacrée au choix de la pierre, celle qui, entre toutes, s’illumine d’un lien au monde et à l’homme. Le poème de Bernard Fournier a rapport au temps, au sens de mémoire. Memorandum. Laisser une trace comme celle des pierres, menhirs des brandes celtiques ou bien œufs de granit. S’installer dans la mémoire ancestrale, où les gens sont comme des pierres, où les pierres sont comme des humains. Percevoir une profonde respiration, une respiration élémentaire, comme du fond du temps, de la bouche même du chaos et de derrière les pierres, entendre « les murmures de la mer » (p. 11). Un savoir-mémoire qui remonte d’un abîme en arrière-forme, du fond des choses. Or, le temps, c’est nous-mêmes, ce n’est plus seulement la marche du temps car peu à peu entre nous et le temps plus de différence. Le poète est devenu ce temps de la pierre. Le poète, dont le lien à la nature se fait symbiotique, rêve de s’intégrer entièrement à la nature dans l’échange et la porosité, dans le passage permanent de l’humain au cosmique :
« là
où le ciel rejoint la terre
où l’épaule de la colline épouse le nuage
où les arbres tendent leur front à l’horizon » (p. 9)
La pierre fait lien et elle est « nœud » :
« Entre le ciel, la terre
Et les hommes » (p. 9)
La pierre va et vient dans la mémoire, solitude, immobilité, immutabilité, « silences séculaires » (p. 11). Les caractères matériels de la pierre définissent sa posture face au temps avec les loups de la légende, les fables et les contes où « attendent les gnomes, les ondes et les fées » (p. 10). Dressée contre le tourbillon des mouvements, la pierre prend place loin des accidents de la durée, dans la perpétuité, dans l’origine, là « où rêvent les renards / où s’enfoncent les racines, les vers, les taupes / où s’inspirent les oiseaux » (p. 11). Et parmi les pierres, une pierre choisie, unique, un graal, « une pierre inouïe » (p. 12), non pareille, seule, immense, une pierre qui rêve, une pierre comme un soleil noir :
« la voilà marquée d’un sceau de lumière noire
griffe sur le cuir d’un monstre marin » (p. 14)
Elle confère au poète des impressions démiurgiques. Elle est, elle demeure, désignée par l’éclair, comme limite des deux mondes. Ici finit un temps, ici commence une nouvelle ère. La pierre est veille, témoin, sachant des lunes, et des hommes, et des ciels. Pierre mythique, dormante comme les « dormants d’Éphèse » (p. 19), comme un homme endormi, dormeur du val ou orque échoué, pierre poreuse aux mondes végétaux, minéraux, animaux, attendant la marée et le retour des siècles. La pierre fait lien entre la terre, le vent, la pluie, le soleil et les rêves, l’hiver et le printemps, pierre protectrice, de la vie de ces hommes d’orage et de massacre, de sécheresse, d’amour et de mort. Elle attend, dans l’éternité, le regard de l’homme pour exister dans cette jauge du regard, touchée par l’homme du pied, de la jambe, de la main :
« quel homme, le premier, a touché cette pierre
a tremblé devant elle » (p. 24).
Un homme qui fait lien avec ses ancêtres, le père, le père du père. Un promeneur singulier, « un homme ou une femme/ un enfant peut-être/ un animal troublé » (p. 28). Et la pierre rend son regard au regard de l’homme, la pierre renvoie son regard à l’homme qui la regarde, et elle fait lien vers l’histoire et la mémoire :
« massive de toute son histoire
robuste de toute sa mémoire » (p. 32)
Elle fait signe aux étoiles et au soleil. Car l’homme fait partie du monde, car il est pareil aux pierres :
« fait partie de ce monde, de cette vallée,
de cette rivière qui creuse la terre depuis longtemps » (p. 34)
L’homme est relié aux arbres, aux horizons et il dégage la pierre de la terre et la caresse comme une source. Pierre comme surgissement, pierre levée, celle de la deuxième partie du poème, car il faut relever la pierre, mystère de la terre puissante, sacrée et humaine, pierre dans l’interrègne, ni dehors, ni dedans, mais dans le fil ténu d’une parole qui nous maintient en vie, nous permet de tenir :
« lever cette pierre
lui rendre sa verticale » (p. 41)
Pierre dressée, stèle, rigoureuse aussi architecturée qu’une pierre sculptée, non pas un temple, mais une borne, pierre devenant dieu, dieu lare et protégeant le foyer, l’âtre, les enfants la harde et les arbres (p. 42). Bernard Fournier inaugure un style original, architectural en six séquences, style cathédrale qui résonne avec la pierre mise debout. La pierre est levée « contre la peur », les loups, les rapaces, la pluie… marquée à la fois par le rêve de permanence et la menace du délitement, de la précarité et de la mort. La pierre dressée est l’entre-deux de tous les possibles et elle permet avec sa peau de pierre, et malgré sa belle rigueur, une grande liberté à l’homme qui la redresse, qu’il soit vieillard, sage, femme, fille ou fée.
Bernard Fournier crée ainsi une mise en scène originale qui confère d’emblée à son travail de poète les caractéristiques de la sculpture et les propriétés physiques d’une stèle minérale, forgée dans le rythme dansé d’un cristal, pierre dressée vers le ciel. Chaîne de pierres dressées, chaîne d’hommes dressés, joignant leur verticale à celle de l’arbre et de l’astre. Les pierres se dressent en choralité, en rassemblement et créent communauté. On ressent très fortement, en lisant ces textes, un lien avec la forme sacrée, la pierre ancrée dans quatre mille ans d’attente témoigne de l’homme et des dieux qu’il se crée, textes votifs, chapelets et oracles, invocations, prêtres ou chamanes nous ramenant aux temps de l’origine et du mythe. La pierre prend en charge l’immémorial. Présentant un texte dressé dans une édification pierreuse, la pierre est étoile stellaire, cosmologique. Enfin, la stèle organise et quadrille l’espace, oriente l’homme dans son aventure dans le monde. Âge de la pierre, âge de fer, âge de l’homme, âge de la mémoire, âge de la naissance et de la venue de l’enfant. L’homme et la pierre demeurent (p. 73).
Le troisième temps du poème se fait passage. Passage entre le temps dont témoigne le granit, et le temps du texte qu’elle énonce, visages marqués de pierres, pierres marquées de visages. Les pierres sont des êtres d’univers, des êtres de la pré-histoire de notre imagination que Bernard Fournier va vivre dans l’instant poétique, portant le contraste jusque dans la matière, conférant la vie au fossile compact. Les gens sont là comme des pierres, depuis longtemps, comme des hommes de mémoire. Les arbres, eux aussi, deviennent des êtres de mémoire, surgis d’un sol de granit, entre les roches. Le ciel vient imiter la terre, la roche et le nuage s’achèvent l’un l’autre. Tout passe de l’un à l’autre, tous les éléments sont poreux, même cette pierre de mémoire qui est aussi présente là, dans le maintenant. La pierre est pierre gravée, pierre marquée, pierre sculptée au couteau.
Dans les quatrième et cinquième séquences, le pierre parle et sa parole s’enracine dans la mémoire des mères. Pierre parlant à son tour, témoignant de toute l’histoire de l’homme, le ciseau volontaire cognant la roche, l’entaillant, la creusant, l’incisant pour dessiner une forme, façonnant cette pierre dans le monde et dans l’art, traces et marques de l’homme, et se crée le visage de la pierre, et se crée le corps de la pierre, et l’homme a un visage de pierre, un corps de pierre. Et se crée le visage de la femme, le corps de la femme, et la sculpture reçoit le sourire de la femme. Et la pierre devient légende. Pierres de mémoires, de traces, de cicatrices, pierres de mères scarifiées, mère, menhir, mémoire. Et la pierre parle, elle répond aux échos et au monde, la pierre parle et chante, silencieusement, elle est la mémoire du lieu et de l’instant, la pierre parle pour qui sait l’écouter, et l’homme parle en elle, gravant des exodes et des exils, des pèlerinages. Chant, lamentations et litanies, phrases, chants, signes à travers les âges. La pierre porte histoire, elle porte parole, elle porte message. Elle porte mémoire. Déesse-mère, terre mère, femme de tulle et de pierre posée sur du papier. Mère protectrice. Elle étend la main au-dessus des limons d’étoile, elle étend une main protectrice ou vengeresse au-dessus des lianes de silence, femme de filigranes ou d’empreintes, femme de traces, femme posée sur l’étroitesse tramée d’un sillon, travail d’un sculpteur sur le ventre veiné bleu de la pierre au plus profond d’une naissance de roche. Mère première, matière, archétype de sources et de lignes, femme taillée, arrachée à la pierre, déesse au bras dressé, elle montre une terre promise dans la prophétie des traces : « c’est bien une femme, une mère, une aïeule/ que mes pères ont façonnée / pour moi/ pour les autres, pour l’avenir », pierre aïeule, originelle, pierres et hommes siamois, porteurs de mémoire et de sang.
Et là, dans un sixième et dernier temps, se trace le lieu du poème. Le livre de Bernard Fournier expose sa profession de foi d’écrivain attaché à l’architecture du grand Œuvre. Il s’agit d’empoigner, de rassembler et de dompter, style, phrase, mots, lettres, blancs, papier, dans un texte tributaire de l’héritage mallarméen. La fascination pour l’objet écrit se dresse comme une stèle, une pierre gravée. Le poète met en scène, dans cette écriture lapidaire, une conscience du matériau, une esthétique des dessins anthropomorphiques, une relation symbiotique entre la pierre et l’homme.
Béatrice Bonhomme
Bernard Fournier, Dits de la pierre, Éditions La Feuille de thé, 2022, 177 p., 22€