Pour célébrer la collection de l’éditeur Arfuyen autour des Maîtres du hassidisme, Poesibao a rencontré sa maîtresse d’œuvre, Catherine Chalier.
Introduction à l’entretien
Le hassidisme
Dans Célébration hassidique, Elie Wiesel écrit : « Le Hassidisme, ce mouvement qui est né au XVIIIe siècle dans le peuple juif dispersé aux confins de l’Europe centrale et orientale, n’a constitué ni une doctrine ni une idéologie. Il a été avant tout une façon d’être, de voir, et de vivre.
Au départ, un visionnaire solitaire : Israël Baal Shem-Tov*, le Maître du bon nom. Aux Juifs opprimés par des siècles de persécution, il lance un étonnant appel à la joie. Et ses disciples, le grand Maguid*, Levi-Yitzhak de Berditchev, Israël de Rizhin ou Rabbi Nahman de Bratzlav*, à travers un étrange réseau de communications et de successions, vont surgir ici et là, susciter les enthousiasmes, animer des communautés. »
Catherine Chalier
Catherine Chalier a créé, avec l’éditeur Arfuyen, une collection dédiée aux grands maîtres du hassidisme.
Professeur de philosophie à l’Université de Paris X-Nanterre, Catherine Chalier s’intéresse tout particulièrement aux liens entre la philosophie et la source hébraïque de la pensée. Sa démarche d’écriture et son approche de la spiritualité juive la rendent particulièrement proche de l’esprit et de la forme des « Carnets spirituels », la collection d’Arfuyen. Grâce à la présentation et à la traduction de l’hébreu de nombreux textes inédits, la série consacrée au hassidisme dans cette collection permet d’entrer au cœur de l’œuvre de ses plus grands penseurs.
Sont parus à ce jour : Kalonymus Shapiro, rabbin au Ghetto de Varsovie (1889-1943), le Maggid de Mezeritch (1704-1772), Le Rabbi de Kotzk (1787-1859), Rabbi Chmuel Bornstein (1856-1926) et Rabbi Joseph Mordechai Leiner (1801-1854). Le 6e volume est consacré à Rabbi Tsaddoq haCohen de Lublin (1823-1900)
Le 7ème volume vient de paraître & marque une étape importante dans ce vaste chantier. Il est consacré à Nahman de Bratzlav (1772-1810), arrière-petit-fils du Baal Chem Tov (1700-1760) qui fut le fondateur du hassidisme.
*La transcription des noms propres varie d’un auteur à l’autre. Catherine Chalier pense que Baal Chem Tov et Maggid sont préférables.
L’entretien
Florence Trocmé : Pouvez-vous évoquer pour nous l’ensemble de votre travail ? Notamment de traductrice et de spécialiste des écrits du judaïsme et singulièrement du hassidisme.
Si cette question ne vous semble pas trop personnelle : comment en êtes-vous venue à vous intéresser au judaïsme au point de vous y convertir ? Et quel est votre rapport avec l’hébreu ? L’avez-vous appris jeune ou pour vos études ?
Catherine Chalier : J’ai étudié puis enseigné la philosophie à l’Université de Nanterre. Dès mes premiers livres, je me suis intéressée au lien et à la tension entre ce qui me venait de la Grèce et ce qui me venait de Jérusalem : la philosophie, la Bible et la pensée juive. J’ai découvert la première en classe de terminale avec grand enthousiasme grâce à une professeure remarquable, Elisabeth de Fontenay. C’est à la même époque que j’ai aussi voulu étudier la Bible et la pensée juive. Elles ne m’avaient pas été transmises. Elles ne m’ont plus quittée ! Ensuite, à l’Université où seul comptait l’héritage grec, j’ai donc étudié la philosophie. C’est avec émotion dès lors que j’ai découvert l’œuvre de Levinas, elle m’a beaucoup impressionnée. Il distingue certes ses livres de philosophie de ceux où il interprète les textes juifs, mais nul doute qu’un lien profond les relie.
Mon attention pour les textes juifs – singulièrement ceux du hassidisme – est donc très ancienne. Les lire en hébreu est la condition de leur étude véritable et c’est aussi une grande joie. Cette langue permet d’explorer des significations qui restent inaccessibles dans les traductions. Elle touche aussi, me semble-t-il, le plus profond de la psyché humaine. Elle est une langue de vie. Loin d’être en effet pour moi une langue ancienne apprise pour lire et pour traduire, elle est d’abord une langue vivante. Une langue découverte très tôt en allant en Israël et en entendant les gens, les enfants, la parler. J’ai tout de suite voulu l’apprendre.
F.T. : Comment est venue l’idée de cette collection consacrée au hassidisme, au sein de la collection d’Arfuyen, les « Carnets spirituels » ?
C.C. J’avais lu avec beaucoup d’émotion le livre laissé par R. Kalonymus Shapiro dans le Ghetto de Varsovie où il se trouvait enfermé avec les siens, livre retrouvé plus tard. Il s’agit d’un recueil de ses commentaires des passages bibliques lus au cours de l’année liturgique juive. Il continua en effet à enseigner jusqu’à sa déportation à Treblinka parce qu’il voulait que personne ne meure sans paroles de Torah. On suit dans ce recueil son évolution théologique au fur et à mesure que la souffrance devient de plus en plus intense. On a sous les yeux un exemple d’une lecture de la Torah qui en renouvelle le sens à propos de maints passages grâce à ses questions marquées par l’intensité de son effroi. Pour moi, c’est un livre vraiment essentiel. Livre que j’ai proposé à Gérard Pfister pour sa collection Les carnets spirituels.
Comme je continuais à lire des textes hassidiques, je lui en ai proposé d’autres…
F.T. : Pouvez-vous donner aux lecteurs de Poesibao votre propre vision du hassidisme ? J’ai lu que cette collection voulait « donner aux lecteurs un vrai visage du hassidisme, souvent réduit à des contes et des anecdotes », en dépit des écrits de Martin Buber et d’Elie Wiesel. Dans Célébration du hassidisme, Elie Wiesel fait un portrait d’Israël Baal Shem-Tov, stipulant « qu’il s’agit d’un homme qui, dans un passé relativement récent, a bouleversé le Judaïsme jusque dans ses fondements, en révolutionnant sa pensée, sa sensibilité et sa manière de vivre — d’un homme qui, presque à lui seul, a ouvert dans l’âme de son peuple des régions nouvelles et envoûtantes, une créativité jusque-là inexplorée de l’individu aux prises avec ce qui le dépasse, l’écrase ou l’entraîne vers l’infini. L’homme qui laissa son empreinte sur tant de rescapés de tant de massacres à travers l’Europe centrale et orientale, le guide qui fit de la survie un impératif et la rendit possible. ». Etes-vous en accord avec ces propos ? Et de façon plus générale avec la perception que nous avons eue jusqu’à présent du hassidisme ?
C.C. : Le « vrai visage », c’est sans doute présomptueux, mais il s’agit certainement du désir de ne pas réduire le hassidisme à la vision simpliste que beaucoup de gens ont de lui, en le réduisant à ses histoires et ses danses, vision tributaire d’une ignorance de ses nombreux livres de pensée. Ces histoires sont certes de grande valeur, mais elles ne suffisent pas. Le hassidisme est un courant de la spiritualité juive porté par des personnes qui étudient les textes traditionnels et qui s’intéressent en particulier à ceux de la Cabbale, le courant mystique du judaïsme. Cependant, alors que la Cabale vise à penser une théosophie, le hassidisme s’efforce surtout d’éclairer les mouvements complexes de l’âme humaine. La façon dont Elie Wiesel décrit le Baal Chem Tov (le maître du bon nom) me semble très juste, d’ailleurs Wiesel avait une connaissance intime de plusieurs maîtres hassidiques. En son temps, le Baal Chem Tov voulut redonner vigueur et saveur à l’enseignement des textes juifs, et cela en s’adressant aux gens les plus simples. Il voulait soigner la détresse dans laquelle beaucoup de communautés juives se trouvaient alors, communautés sans droits politiques, sans défense au regard d’un antisémitisme très virulent. Il voulait leur redonner confiance et espoir. Et tout cela en leur montrant que la Torah était pour eux un trésor. Sa façon de faire, ses dons probables de thaumaturge, son succès auprès de nombreux disciples, suscitèrent d’ailleurs de violentes oppositions de la part des juifs qui valorisaient l’étude traditionnelle réservée à une certaine élite intellectuelle, mais aussi de la part des juifs marqués par le courant des Lumières qui se méfiaient de cette spiritualité.
F.T. : Pouvez-vous nous dire en quoi la lecture de ces grands maîtres du hassidisme peut concerner notre monde contemporain ? En particulier sur les thèmes du désespoir, de la joie et sur la manière de vivre ?
C.C. Les thèmes que vous citez ne concernent-ils pas chacun et chacune d’entre nous ? Mais pour qu’une pensée nous éclaire, il faut d’abord la laisser nous éclairer et, pour cela, commencer par ne pas décréter qu’elle est « dépassée » par le grand vent de l’histoire ou de la critique ! Or, pour s’en rendre compte, il faut aussi interroger les textes, aller à leur rencontre, les solliciter, les interpréter. Les significations qui nous éclairent ne sont ni des idoles conceptuelles ni des dogmes, ce sont celles qui viennent à nous quand nous étudions et que nous posons des questions. Celles-ci proviennent de notre curiosité intellectuelle certes, mais également de nos souffrances et de nos joies, de nos interrogations sur notre place à nous humains dans cet univers si énigmatique. Maintenir la pensée sur le qui-vive, pour l’empêcher de retomber en croyance tranquille, me semble une nécessité pour quiconque étudie la Bible. Les juifs sont appelés à cela depuis très longtemps, les livres des maîtres hassidiques aident à rester fidèles à cet appel. Quand on les étudie, on comprend et on éprouve un peu mieux pourquoi la Torah est décrite comme « un arbre de vie » (Pr 3, 18).
F.T. : Comment concevez-vous chaque livre ? En premier lieu en ce qui concerne le choix d’un nouveau maître dont mieux faire connaître l’œuvre, souvent inédite ? Puis pour la conception de chaque livre ? Suivez-vous un même modèle ? Par ailleurs, quels sont les projets à venir dans la collection d’Arfuyen ?
C.C. C’est en fonction de mes lectures. Comme pendant une année liturgique juive, nous lisons le Pentateuque dans son intégralité, j’étudie les commentaires de tel ou tel maître hassidique sur ces cinq premiers livres de la Bible, puis sur d’autres sujets, je les approfondis. J’ai traduit et commenté ceux qui retenaient mon attention pour leur acuité et pour la façon dont ils renouvelaient la pensée. Je ne suis aucun modèle car chacun de ces penseurs est unique. C’est important de montrer que le hassidisme n’est pas monolithique.
Gérard Pfister serait intéressé par un volume sur le Baal Chem Tov, j’y réfléchis, mais c’est plus difficile à faire car sa pensée nous est connue essentiellement par ses disciples.
©Catherine Chalier & Poesibao
Note : dans ce numéro 2 de Poesibao III, on pourra lire aussi une note de lecture du dernier volume paru, consacré par Catherine Chalier au Rabbi Nahman de Bratzlav, note écrite par Marc Wetzel