Daniel Payot analyse l’écriture de Reznikoff, pour mieux montrer la pertinence de la précision dans la traduction d’André Markowicz.
On ne saluera jamais assez la publication aux éditions Unes, depuis 2017, de quatre volumes de textes de Charles Reznikoff traduits par André Markowicz (1). Les lecteurs des traductions par Markowicz d’œuvres de Dostoïevski, de Tchekhov, de Boulgakov et de tant d’autres auteurs russophones, et aussi d’une quinzaine de pièces de William Shakespeare, devinent en quoi la rigueur et la probité sans faille de son travail répondent à celles qui caractérisent la poésie de Reznikoff.
De fait, leur association met en lumière une qualité que l’expression « mouvement objectiviste » – à laquelle cette poésie, avec celles de Louis Zukofsky et de George Oppen, est à juste titre rattachée – indique et minimise à la fois. Elle qualifie bien les attendus d’un auteur qui pense « qu’il faut écrire à propos de l’objet lui-même » (« Obiter dicta », Derniers poèmes, p. 45), qui déclare qu’il « n’écrit pas directement selon ses sentiments mais selon ce qu’il voit et entend » (Ibid., p. 43) ; mais il serait tout à fait erroné de comprendre ces partis pris en un sens qui réduirait l’écriture à des sortes de sèches descriptions ou de froids relevés.
Car ce qui traverse et motive constamment cette écriture n’est pas une posture formaliste, mais une interrogation relative à la langue : en quoi peut-elle prétendre évoquer l’objet, recueillir le vu et l’entendu – question aussitôt dédoublée : comment en est-elle techniquement capable, d’où tient-telle l’intuition de la légitimité de cette prétention ?
Le long poème autobiographique intitulé « Première histoire d’un écrivain » (À la source du vivre et du voir, pp. 77-136) donne à ces questions la réponse toute personnelle de Charles Reznikoff. La genèse de sa langue poétique, raconte-t-il, se trouve dans l’analyse patiente de dossiers juridiques en quoi consistaient certains enseignements lors de ses études de droit : « j’ai appris à sonder derrière les faits exposés dans chaque dossier / le principe vivant du droit / et à le rattacher, si je pouvais, / au tronc solide d’où il était issu ; / (…) j’ai bientôt vu le droit dans ses composantes comme un ordre plein de beauté / dans lequel le profit équilibrait le devoir / et rien n’existait sans sa raison – ou ses raisons. » (Ibid., p. 121-122) Quand il ajoute qu’il prit alors plaisir à « utiliser les mots pour leur sens évident / et non comme des prismes / qui joueraient sur l’arc-en-ciel de la connotation » (Ibid., p. 122), le lecteur devine comment l’auteur a pu sans reniement allier le droit – dont il fit par ailleurs son métier – et le poème, qui selon lui requiert des aptitudes similaires : « décortiquer les phrases pour voir leur sens exact, / soupeser les mots pour ne garder que ceux qui avaient de l’importance pour mon propos / et rejeter les autres comme des coquilles vides. » (Ibid., p. 127).
Mais il y a dans cette langue autre chose encore, une dimension dont l’oubli interdirait d’accéder à ce qui constitue peut-être l’essentiel. Charles Reznikoff dit de l’écrivain « objectiviste » qu’il « se limite principalement à la déposition d’un témoin au tribunal » et qu’en conséquence il doit satisfaire aux « règles » fixant le caractère « recevable » d’une telle déposition (« Obiter dicta », Derniers poèmes, p. 43 et p. 49). Ainsi ne quitte-on pas la sphère juridique, mais selon une modalité singulière : dans la langue poétique, proche de la langue du droit, parle un sujet assumant la délicate situation de décrire les faits de telle sorte que le jury puisse en « tirer des conclusions » et y discerner matière à « preuve » (Ibid., p. 49).
On comprend alors que cette langue, qui n’est ni celle du juge, ni celle du jury délibérant, ni celle de l’avocat, ni même celle de l’analyste soucieux de jurisprudence, se rapporte aux « objets » – faits, événements, réalité en général – depuis un lieu tout autre que ceux qu’occupent ces acteurs. Paradoxalement, les mêmes critères de « clarté, précision, ordre » (Ibid., p. 47), la même exigence de « discours direct sans métaphore ou comparaison (Ibid., p. 50) » ne sont pas ici requis pour asseoir des décisions et des jugements, pour conforter des actes de pouvoir, mais au contraire pour rendre crédible une parole potentiellement fragile, démunie, risquant l’inexactitude, l’oubli ou l’excès.
Assumer une position et une parole de témoin est une tâche dont Reznikoff suggère d’autant plus la nécessité qu’il ne la dissocie pas d’un contexte objectif composé, avec les aléas apparemment anodins de la vie urbaine au quotidien et les espoirs et désillusions d’une jeunesse new-yorkaise, de données historiques que l’écriture ne saurait aborder sans s’interroger sur sa propre légitimité à le faire. De l’antisémitisme subi évoqué dans « Première histoire d’un écrivain », des crimes perpétrés aux États-Unis à la fin du XIXe siècle (2) à la Shoah (Holocauste), en passant par de nombreuses références à des faits de violence et d’injustice (3), la poésie de Reznikoff, en se confrontant à l’insupportable, voire à l’indicible, s’adresse à elle-même un défi : comment assumer aujourd’hui la position et la parole du témoin ? Comment ne pas trahir les témoins réels en maquillant leur parole, en l’embellissant, en comblant ses manques et ses faiblesses, en transformant leurs dépositions en discours homogènes, sûrs d’eux-mêmes et de leur bien-fondé, édifiants ? Comment ne pas travestir leurs vulnérables vérités en plénitudes de sens, voire en symboles éloquents ?
Les réponses de Reznikoff sont multiples : il met en vers et en rythme des récits de victimes (Témoignage), des comptes rendus des procès de Nuremberg et d’Eichmann (Holocauste), de même qu’il opère des collages de textes de la Bible hébraïque (La Jérusalem d’or), du Talmud (« Les Juifs en Babylone », Derniers poèmes) ou de Flavius Josèphe (« Le cinquième livre des Macchabées », À la source du vivre et du voir). Dans ces exemples, la langue poétique se sait précédée par d’autres faits de langage ; mais même lorsqu’elle ne procède pas par citations ou reprises littérales, l’écriture de Reznikoff ne cesse d’adopter sans le transfigurer le point de vue du témoin. Effectif ou virtuel, celui-ci n’oublie jamais qu’il perçoit et entend le monde depuis un lieu instable, accidenté et parcellaire, qu’il n’y voit jamais des totalités, des présences accomplies, des absolus, mais toujours des bribes, des fragments, des relations inachevées, mobiles.
Pareille rectitude ne pouvait que fasciner un traducteur animé par la conviction que la langue n’est vraie que quand elle renonce à enjoliver, masquer ou amender ce qui témoigne d’expériences humaines par définition imparfaites, dont l’histoire contemporaine a montré le lot de faiblesses et d’inexprimables souffrances.
La rencontre que nous proposent les éditions Unes de la langue poétique de Charles Reznikoff et de celle, patiente et intègre, d’André Markowicz, est un événement littéraire. Ses enjeux concernent la parole et le droit, la réalité objective et sa description, la vérité à laquelle s’astreint le témoin et le respect qu’en conséquence nous lui devons ; ils touchent aux inépuisables relations que la poésie entretient avec les assises historiques et éthiques du langage et de l’écriture.
Daniel Payot
• 1- Il s’agit, par ordre chronologique de parution, de : Charles Reznikoff, Holocauste [1975], éditions Unes, 2017 ; La Jérusalem d’or [1934], éditions Unes, 2018 ; À la source du vivre et du voir [1969], éditions Unes, 2021 ; Derniers poèmes [1969-1976], éditions Unes, 2024.
• 2- Charles Reznikoff, Témoignage. Les États-Unis, 1885-1915, [1965], traduction Jacques Roubaud, Hachette/P.O.L, 1981 ; traduction Marc Cholodenko, P.O.L., 2012.
• 3- Voir, à titre d’exemples, parmi beaucoup d’autres, les poèmes réunis sous le titre ironique « Le bon vieux temps : récitatif. Épisodes historiques » in Derniers poèmes, p. 21-29.