Emmanuel Rubio, “La lettre au carré. Poésie et permutations”, lu par Michèle Métail.


Michèle Métail explore ici pour Poesibao le passionnant ouvrage d’Emmanuel Rubio consacré aux poèmes carrés de l’Antiquité à nos jours.



Emmanuel Rubio, “La lettre au carré. Poésie et permutations”, Ed. SENS & TONKA, 2023, 251p., 27,50€.   


Dans l’étude qu’il nous propose, « La lettre au carré. Poésie et permutations », Emmanuel Rubio ne se contente pas d’aborder les carmina quadrata de l’antiquité, auxquels on pourrait s’attendre en lisant le titre, il explore conjointement les modes de composition de textes fondés sur la combinatoire, tout en prolongeant sa quête jusqu’à l’extrême contemporain. Il brosse ainsi un vaste panorama selon une double approche, visuelle et poétique, ce qui distingue son travail d’ouvrages plus anciens, tel « La lettre et l’image » de Massin qui, en tant que typographe et graphiste, mit surtout l’accent sur la notion de texte-image.

Comme nous le montre ici l’auteur, la forme carrée ne relève pas uniquement d’une mise en espace, elle peut émerger de l’architecture même du poème, par exemple lorsque celui-ci est constitué d’un nombre précis de vers et de lettres par vers et qu’il se concrétise alors dans la géométrie grâce aux lignes d’écriture, sans recours au dessin proprement dit. Selon les cas, la combinatoire s’applique soit aux lettres, aux mots, aux vers ou aux phrases. Les poètes, grâce à la couleur ou à des variations sur la taille des lettres, instaurent parfois plusieurs niveaux de lecture.

L’ouvrage comporte une centaine de reproductions, la plupart en pleine page, dont les trois quarts sont en couleurs. Rubio puise pour commencer dans la tradition latine, avec une œuvre emblématique : le Panegericus de Porphyrius (quatrième siècle), souvent reproduit dans des anthologies consacrées à la poésie concrète et visuelle. Toutefois la démarche de l’auteur est bien différente, puisqu’il dépasse l’image pour véritablement entrer dans le texte. Il démontre qu’au-delà d’une image singulière, un texte reste à décrypter. La disposition graphique ou la langue en complexifient parfois l’accès, l’auteur propose donc des traductions des textes latins et l’explication détaillée du mode de lecture. Il s’attache aussi à resituer chacun dans le contexte historique de son émergence : poèmes dus à des savants, des courtisans, des astrologues, poèmes de circonstance, autant d’œuvres qui ne furent jamais introduites dans des anthologies mais qui participent du genre. Textes et poèmes sont présentés et analysés, dans l’ordre chronologique de leur conception, répartis en trente-six chapitres, un carré de carrés, donc.

Que ce soit pour des raisons cabalistiques, mystiques, ésotériques, religieuses, géométriques ou algébriques, les auteurs qui se sont adonnés à l’art de la permutation dans leurs poèmes, partagent tous une même fascination pour l’infini, un goût pour le vertige du nombre. On ne peut parler de simples amusements, comme l’orthodoxie littéraire les a trop souvent et trop longtemps considérés, les reléguant dans les oubliettes des bibliothèques. Les créations contemporaines présentées par Rubio éclairent d’un jour nouveau ces œuvres du passé, révèlent une continuité, une permanence qui transcende les époques, oserons-nous employer le mot de tradition ?

Afin de mettre en évidence cette filiation, l’auteur a inséré à la fin de chaque chapitre des corrélats, qui renvoient fort judicieusement à d’autres chapitres et donc à d’autres auteurs et d’autres œuvres avec lesquels il entre en correspondance au-delà des dates, sans même que cette filiation soit revendiquée par le poète, il s’agit plutôt de souligner une proximité. À la numérotation traditionnelle en bas de page, s’ajoute au-dessus le numéro du chapitre écrit en lettres, facilitant la recherche et la manipulation. Ainsi Suzanne Doppelt évoquée au chapitre trente-cinq est mise en relation avec Denis Roche et ses Dépôts de savoir & de technique (chapitre trente-trois) qui renvoie à son tour aux Réflexions sur la poësie françoise du père Du Cerceau (chapitre seize), qui lui-même nous relie au chapitre dix et aux anagrammes de Jean Dorat dans L’Oracle de Pan ou encore à l’Harmonie universelle du père Mersenne (chapitre quatorze) qui lui-même nous ramène au vingtième siècle, avec Alphabets de Georges Perec (chapitre trente-deux) etc.

Ces aller et retour dans le temps et dans l’épaisseur du livre de Rubio permettent au lecteur de saisir le vaste réseau qui relie ces œuvres entre elles. Chacune représente un nœud, une correspondance à la croisée de lignes imaginaires. L’auteur a produit un livre à modes de lecture infinis et ce n’est pas là sa moindre qualité. Car après avoir lu le texte de la première à la dernière page, il s’avère passionnant de replonger dans les œuvres citées en procédant à ce face-à-face au-delà de la chronologie, à la recherche d’affinités, de points de convergence. La plupart des œuvres anciennes évoquées sont d’ailleurs accessibles sur le site Gallica de la BNF, le lecteur peut donc en approfondir la lecture à sa guise.

Emmanuel Rubio nous offre une somme d’une impressionnante érudition. Débarrassée des vieux relents mystiques, la période contemporaine est certainement plus riche en variations typographiques et en approches combinatoires. L’auteur ne pouvait donc être exhaustif – ce n’était d’ailleurs pas son objectif – en abordant les vingtième et vingt-et-unième siècles. Les œuvres s’y sont multipliées sous des formes très diverses, de Stéphane Mallarmé à Jacques Sivan, en passant par Apollinaire, Albert-Birot, Reverdy, Tzara, Roussel, Ghérasim Luca, Pierre Garnier, Jacques Roubaud pour ne citer que certains des noms présents dans ce livre et des pistes ouvertes par Rubio.

Perec à lui seul, était en mesure d’occuper quelques dizaines de pages supplémentaires. Épris de combinatoire – on connaît ses Deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables, ses 81 fiches-cuisine à l’usage des débutants – il s’était inspiré des Cent mille milliards de poèmes de Queneau dans un dispositif à quatre languettes, en regard de dessins de F. Clerici eux aussi combinables, sous un titre explicite : Un petit peu plus de quatre mille poèmes en prose pour Fabrizio Clerici. Un petit peu plus de quatre mille dessins fantastiques. Ce livre, format carré, fut publié en 1996 par Les impressions nouvelles à seulement 326 exemplaires, hélas, et jamais réédité depuis … De même que Jean Lescure dans Drailles conçut en 1968 des Poèmes carrés, offrant au minimum 24 combinaisons à partir de quatre mots.

Seule certitude, la thématique est vaste et l’ouvrage d’Emmanuel Rubio ne tente pas d’épuiser la question de l’infini, d’autant plus qu’à l’heure de l’informatique et de l’intelligence artificielle, de nouvelles propositions ne manqueront pas de bouleverser le paysage poétique et littéraire. L’auteur invite avant tout le lecteur à poursuivre les investigations en curieux, en passionné comme il l’est lui-même, à comprendre en quoi les auteurs contemporains, malgré parfois une apparente radicalité, ne sont pas coupés des œuvres et des préoccupations du passé. Car la question qui transparait à la lecture de ce livre est bien celle, fondamentale, de la langue, de la syntaxe, de l’ordre des mots, de l’agencement, de la coupe du vers, de la métrique, du nombre, bref, de la POÉSIE !  

Michèle Métail

Emmanuel Rubio : « La lettre au carré. Poésie et permutations ». Ed. SENS & TONKA, 2023 251 pages. 27,50 €.

sur le site fabula.org on peut voir la « table des principaux personnages » et feuilleter le début de l’ouvrage.

Et sur ce passionnant sujet, Poesibao conseille aussi le feuilleton que Jean-René Lassalle lui avait consacré : Feuilleton Le Poème Carré, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9.
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