Emmanuel Godo, “Les Égarées de Noël”, lu par André Hirt


André Hirt se penche sur cet ouvrage d’Emmanuel Godo et il s’interroge sur “l’espérance, portée de ce livre de poèmes”.


 

Emmanuel Godo, Les Égarées de Noël, Gallimard, 2023, 160 p., 18 €.

 

Poésie et philosophie, malgré leur « très ancien différend » (République X), comme l’avait souligné Platon tout en relevant qu’elles avaient le même objet, la vérité, ont encore ceci de commun et de spécial qu’à chaque mot et à chaque phrase elles se voient contraintes de se justifier, contrairement au Journal et aux formes triviales des sciences sociales, autrement dit l’écume émotionnelle du moment, leur conformisme à l’égard de ce qu’on estime être l’événement et la croyance partagée, qui vaut preuve et vérité, mais qui croit seulement en elle-même ainsi qu’aux faits tout faits. En somme, l’inverse de toute poésie.

Si le mot de poésie, qu’on prononce désormais avec prudence parce que trop daté, éloigné, et sans doute perdu et abandonné (c’est en profondeur tout le « sujet » de ce livre !) et auquel on préférera pour l’instant, en s’inscrivant dans les pas de qui désire la rejoindre avec l’énergie du désespoir, donc encore envers et contre tout dans l’espérance, celui de poème, celui que chacun est, qu’il porte en tout cas, si du moins il estime être suspendu à une âme, la sienne, à sa parole qui en constitue le cœur, si par conséquent ce mot de poésie possède un sens, c’est d’aller à la rencontre de l’événement, là où des régimes de langage se sont égarés, poursuivent avec obstination leur errance et finissent par tomber comme des étoiles, alors que c’est Noël.

Comme toujours dans ses précédents volumes dans la même édition (Je n’ai jamais voyagé, 2016, Puisque la vie est rouge, 2020), la poésie, avec Emmanuel Godo, repart du silence et se relance depuis sa source (« Le silence est mon berger »). Car la poésie existe, elle n’est pas tarie comme ce mauvais silence mensonger du bavardage, des simulacres littéralement tatoués sur les corps et jusque sur les visages grimaçants de la ville et du monde, dans lesquelles il n’y a plus rien à bénir parce que l’adresse ne rencontre plus ses destinataires. Comme sans doute à chaque instant de l’Histoire, la poésie se tient hors-champ et interpelle chacun du coin de la rue (« À quel feu allumeras-tu tes mots ce matin ? »). Au milieu, entre eux, se tient en effet le monde lui-même égaré des égarés.
Les lieux, les rues, la ville, Paris, la nuit et ses insomnies, la mort, cette « racine carrée de l’insomnie », les dents pourries des « mauvaises torréfactions de la vie », mais aussi ce qui se « dessine » et s’esquisse – ces mots, ces actions et ces poussées vers une forme insistent dans les marges des pages qu’on tourne –, que les poèmes cherchent à montrer, à traduire, à vrai dire à tirer et même à arracher du silence, en effet.

Qu’on soit croyant ou non, les vertus théologales ne connaissent pas d’usure. C’est leur oubli, ou l’ignorance qu’on a d’elles, ou encore les deux comme désormais, qui s’approfondissent. L’espérance forme la portée de ce livre de poèmes par Emmanuel Godo, elle l’ouvre comme elle le referme. C’est elle l’étoile montante, qui ouvre la voie et la parole. Comment lui être fidèle et ne pas céder sur elle, si ce n’est en lui consacrant des ritournelles afin de s’en souvenir et grâce à elles, ainsi que le font les enfants, et eux en nous, trouver au moins un peu d’assurance. Parfois, on croit croiser François Villon, puis Rimbaud et tant d’autres, encore des étoiles, mais surtout pas des stars, des mimes et autant de clones. Et si le poème est ce qu’il y a de plus intime en nous, il est aussi ce qui dans sa récitation, ce si beau mot, porte le réel, ce qu’il y a de plus réel. C’est qu’un poème n’est jamais que l’évitement d’un piège, même au sien propre lorsqu’il prend trop la pose (il en faut tout de même pour résister aux assauts de la langue fracassée et surtout s’en distinguer), ce qu’Emmanuel Godo sait conjurer. Sa langue est propre, simple, proche, sincère. Elle touche à l’existence, sans adopter le chiqué performatif de ceux qui se croient poètes et qui estiment que cela suffit. – Un poème corrige, il oblige, il tient à sa rigueur comme il tient tout entier à la vérité. Il est la tenue même, son image se détache des dévastations et des avachissements, de la négligence à l’égard de soi comme des personnes. Pitié pour ces victimes, entend-on à la lecture ! Ou plutôt, que les étoiles violemment chues du désastre se redressent et en l’éclairant ouvrent et espacent un ciel. Ne plus descendre, mais monter. Avec Virgile et Dante.

André Hirt

Extrait
On consacre sa vie au transport
D’une histoire qu’on ne sait pas raconter
On la protège contre les brigands
Et les faussaires de grand chemin
Comme des riens de lumière
Qu’on apporte à un roi

On serait prêt à se jeter
À la gorge de la nuit
Pour sauver le feu
De ce pauvre trésor
Il tient dans deux ou trois cartons
Que seul le roi pourra ouvrir

Les Égarées de Noël, p. 99.