Éluard Picasso, « Pour la paix », lu par Pascal Dethurens. (Les notes de lecture)


Pascal Dethurens pose un regard libre et sans concessions sur ces poèmes d’ Eluard somptueusement accompagnés de dessins de Picasso.


 

Il y a des poèmes qu’on connaît trop bien, ceux qui viennent de l’enfance et qui finissent par se confondre avec elle, on a toujours vécu avec eux, eux avec nous, et chaque fois qu’on les relit, chaque fois qu’on les entend à nouveau, ce n’est plus seulement eux qu’on retrouve, ou plutôt ce ne sont plus les mots seuls qui reviennent à nous, c’est l’image sans contours d’une salle de classe, la voix sans visage de celle qui nous les lisait, les poèmes toujours là, ce sont eux encore bien sûr mais comme décantés, tenaces, on voudrait dire filtrés, infiniment dissous dans l’aura que le temps leur a donnée, rendus à une langue immémoriale, enfin élevés à la légèreté des choses qui sont là sans l’être tout à fait.

Parmi ceux-là il en est d’imposants, de solennels, les Hugo de collège dont aucun n’échappait à la récitation, les Aragon faits pour communier dans un frisson unanime, les poèmes des manuels, bientôt ceux des anthologies, ceux qu’on n’oublie pas. Avec de la chance on garde en mémoire, à côté d’eux, les images, encore rares au XXe siècle, qui les accompagnaient, un beau compagnonnage, Char parlera d’alliés substantiels, un oiseau de Braque pour parler à ceux de Saint-John Perse, un soleil couchant du Lorrain pour écouter ceux de Baudelaire.
A la mémoire reviennent pourtant, plus facilement encore, ces poèmes qui ne payaient pas de mine, ceux qui gênaient un peu, trop simples, trop naïfs, on les garde pour soi, tout le monde les connaît c’est certain mais non, ceux-là mettent dans l’embarras, trop sentimentaux voilà, ça doit être pour ça. Ils existent, ils sont là bien sûr, mais on en préfère d’autres, des fiers, des forts, des qui sonnent plus haut, qui mettent la langue au-dessus de ce qu’elle dit d’habitude. Alors tant pis, il faut les garder, faire avec eux quand même, pas qu’ils encombrent, pas qu’ils mettent mal à l’aise, mais c’est comme certaines choses, c’est comme certains souvenirs, on rechigne.
Donc Éluard, le Éluard de « Liberté » dans Poésie et vérité, celui de Capitale de la douleur, des Yeux fertiles, de Donner à voir encore, cette moisson de mots après laquelle on a glané, enfants, adolescents, au siècle précédent. Le Éluard qui ne craint aucune formule, et plus c’est serré plus ça marche :

« L’architecture de la paix
   Repose sur le monde entier »

Le Éluard qui ose avec si peu d’audace écrire que « la terre est bleue comme une orange », qui dit ce que tout le monde dit, qu’on aimerait bien un peu de rêve, mais que le monde va de travers, que la vie est dure avec les faibles, que la guerre est une ignominie :

« Ce petit monde meurtrier
Est orienté vers l’innocent
Lui ôte le pain de la bouche
Et donne sa maison au feu
Lui prend sa veste et ses souliers
Lui prend son temps et ses enfants »

Le Éluard, encore, qui dit – a-t-on seulement besoin d’écrire des vers pareils ? – que

« Les femmes les enfants ont le même trésor
Dans les yeux
Les hommes le défendent comme ils peuvent »

Il faut n’avoir peur de rien pour déclarer : « Que voulez-vous nous nous sommes aimés ». Cette langue-là n’est pas blanche, même pas, elle fait retour à un état d’avant la rhétorique, quand les mots n’avaient pas besoin de beaucoup, ni d’opacité pour faire accroire à on ne sait quels mystères, ni de sentences pour se tailler une place aux frontons officiels. De là le trouble, l’hésitation, on sent qu’on va reculer, on ne va quand même pas composer avec ça :

« Le bonheur en un seul bouquet
Confus léger fondant sucré »

Le monde d’Éluard est celui où il arrive ce à quoi plus personne ne croit, le monde de l’inespéré. A chacun d’accepter de faire la paix avec la part de candeur à laquelle il se refuse d’ordinaire. Dans le très beau livre qu’offrent les éditions Hazan, Éluard Picasso, Pour la paix, c’est de cela qu’il est question d’abord, de sauver ce qu’on sacrifie par nature, l’innocence :

« Au nom des hommes en prison
Au nom des femmes déportées
Au nom de tous nos camarades
Martyrisés et massacrés
Pour n’avoir pas accepté l’ombre

Il nous faut drainer la colère
Et faire se lever le fer
Pour préserver l’image haute
Des innocents partout traqués
Et qui partout vont triompher »

Qu’est-ce qui se dit une fois que c’est dit, une chose comme ça, de quoi ça parle au juste ? Qu’il y a le scandale de ce que l’homme est capable de faire, de ce qu’il est fait pour subir toujours, de ce qu’il brûle de voir naître une humanité meilleure ? Mais alors c’est avec ce charroi de banalités sans nom, de la poésie pour écoliers vraiment, on ne va pas la prendre au sérieux, c’est avec ces strophes désarmantes comme ça qu’on va aborder un continent entier, et un continent éblouissant. « J’écris ton nom ». On dirait un amoureux de dix-sept ans, l’âge où on n’est pas sérieux, Rimbaud l’a dit et on le sait, qui le grave au canif dans un tronc d’arbre. Un nom gravé pour dire qu’on aime, mais à quoi bon, il le sait, elle le sait, qu’on exulte de bonheur dans cet amour infini comme deux noms enlacés. Pas besoin de faire une cicatrice qui blanchira sur l’écorce avec le temps. Pas de quoi entrer en poésie avec ça. Et c’est avec ça justement, sans alexandrins, sans fanfares, qu’Éluard a fait entrer en poésie des gamins de dix-sept ans.

Et un gamin de soixante ans. C’est en 1941 que Picasso fait le premier portrait d’Éluard, pour le frontispice du recueil Au rendez-vous allemand qui paraîtra en 1946 aux éditions de Minuit. Picasso, le « sublime ami » comme Éluard l’a nommé, qui va donner au poète des dizaines de lithographies et de crayons sur papier pour illustrer Le Livre ouvert en 1942 et Poésie ininterrompue en 1946. Picasso, l’éternel gamin, de plus en plus obsédé par la création à mesure que les années passent, qui va dessiner des colombes et encore des colombes pour des affiches qui deviendront légendaires, celle du Congrès des peuples pour la paix en 1952, celle encore du Congrès national du mouvement de la paix en 1962.

Il faut savoir gré aux éditions Hazan d’avoir reproduit en grand format, voire en très grand format, ces colombes faites d’un trait, avec ou sans rameau d’olivier, les ailes ouvertes ou fermées, coiffant un visage ou volant dans un ciel sans bord. Plus naïves qu’elles, ces envoyées d’on ne sait où, on voit mal où on pourrait en trouver à part les anges silencieux de Klee, eux aussi faits d’un seul trait, les yeux baissés, le visage clos sur un murmure que seul le ciel entend. C’est dire. C’est dire surtout qu’elles seules, ces images aurorales, si rares chez Picasso, convenaient aux vers tout en retenue d’Éluard.

En 1952, peu de temps avant sa mort, le poète a rendu un hommage au peintre comme seul un ami peut en rendre à un ami. Avant nous, il est surpris, surpris mais émerveillé surtout, que celui qui a peint Guernica ou les Massacres de Corée soit le même que celui qui a fait ces dessins. « De demain », écrit-il, « vient la Colombe et toute cette inscription d’un rêve dans la veille, ces sculptures éternelles qui disent l’espoir humain, toujours plus beau que le présent ». C’est bien une colombe déjà, dit la Genèse, qui vient au regard après le Déluge. Des déluges, le siècle précédent n’en a connu que trop, et Éluard et Picasso les ont traversés comme ceux qui étaient embarqués dans le même siècle qu’eux.
Oui, donc, des colombes, et des blanches, avec des ailes, comme celles qui font voler la langue quand elle n’a plus que le ciel vers où aller. Alighieri, littéralement, signifie le porteur d’ailes, nul mieux qu’un poète peut porter un nom pareil, et des ailes pour le conduire, comme Éluard, comme Picasso, du gouffre vers le ciel. Michel Murat a raison de parler dans sa préface de transfiguration du visage en colombe chez les deux artistes. La paix, qui n’est pas dans l’ordre du monde, qui n’est pas dans le pouvoir de l’homme non plus, demande que soit dépassé ce qui rattache à la terre. Oui, donc, des strophes d’une simplicité désarmante, des dessins d’une simplicité tout aussi désarmante, parce que les armes, c’est dit partout dans ces poèmes, on peut rêver de les faire taire un temps au moins.


Pascal Dethurens

Éluard Picasso, Pour la paix,
Avec une préface de Michel Murat,
Paris, éditions Hazan, 2024, 240 pages, 60 €.