Bon connaisseur de la poésie croate contemporaine, Marc Wetzel propose ici une recension d’un livre du poète Dražen Katunarić (L’Ollave)
Il y a quelque chose de potentiellement narratif dans la poésie de Katunarić : les situations y sont typiquement occasion d’autres, comme en toute intrigue (où les faits convoquent à la fois efficacement et discrètement leurs suites, dans des mélodies d’actions qui ou que tiennent des personnages) ; mais c’est plutôt surtout un poète, car ce qui domine ici est l’inverse : des occasions formant à elles seules situations, et qui font comme des mondes suffisants. Un événement y trouve à lui seul ses échos, les fait retentir à distance, sans sortir de lui-même, sans évoluer. Tel ou tel présent reste seul, avec le mystère qu’il fait battre depuis lui-même, dans une formule qui sonne comme une cloche, qui tinte en elle-même, qui habite en ce qu’elle fait retentir. Tel le titre : « Je reste plus longtemps dans la mer« . On ne saura pas si c’est pari, nonchalance, crampe, oubli, loisir, vieillesse, caprice ou facétie. C’est simplement ce qui arrive : quelqu’un s’attarde dans la mer, voilà tout. Ce pourrait être ou non, indique la fin du poème éponyme (p.23) une sirène « à l’écoute de son homme », cela n’importe pas. Ce qui vaut, c’est la véritable houle de correspondances, l’irradiation d’impressions induites par ce bain prolongé (un véritable menu de vagues y est servi, la chance d’avoir prodigieusement pied dans un rêve est donnée et chantée, un même récif accueille au loin mouettes, estivantes, soleil couchant et mirages du front de mer). L’occasion d’une trempette met à l’abri, dans le monde même, mille tremblantes et solidaires circonstances.
Si cette poésie ne raconte pas une histoire, elle indique et rappelle pourtant au lecteur (comme elle l’aura fait pour l’auteur) l’histoire qu’il est, et qui demande examen, exercice, approfondissement. Par exemple : choisiras-tu sérieusement la crémation (p.49) ? Katunarić donne les raisons poétiques de catégoriquement la refuser : on ne transforme pas la moelle en cendres; on rend ses restes, on ne les « donne » pas ; on ne bafoue pas l’architecte des squelettes ; on ne subtilise pas ses osselets à Dieu etc. Autre question : miseras-tu tout, comme tes frénétiques « frères », sur la communion numérique ? Ce sera poétiquement non ! (p.44) : imagines-tu une Muse « démêler ses écouteurs » ? que vaudraient lascivité, colère, allégresse ou stupeur sans « les mains sur les hanches » ? préfères-tu « vérifier tes messages » à les rendre vrais ? Dernière question : comment cesser de craindre les loups et les fous ? Réponse (p. 16) de l’aède : en les rencontrant ensemble ! Partout, l’évidence d’un mauvais goût poétique suffit à trancher : ici, des os fondant comme du sucre ? là, des courses sans pistes et des affects sans corps ? Là enfin, des terreurs sans maîtres, et des nausées sans feintes ? Lyriquement hors de question !!!…
Il y a dans le recueil des indices de voyages réels, fréquents (Buenos-Aires, Lodève, Bruges …), mais quelque chose semble y tourner aussitôt court. L’auteur semble hésiter à y redevenir enfant sur commande, à jouer le découvreur immaculé : il sait trop le naïf qu’il n’est plus, il semble déjà là-bas le revenu de tout qu’il retrouvera chez lui, il n’aime pas l’étranger de circonstance qu’il met en scène et se méfie, avec l’exotisme, d’un extraordinaire prétendant faire règle, et valoir au-delà de sa parenthèse ou de ses touristiques guillemets. C’est – vœu de prosaïsme solennel si rare et précieux chez un poète ! – comme une chasse (méthodique, voire préventive) aux malentendus, une surconscience pascalienne du divertissement contaminant l’exil même. Mais c’est aussi pourquoi, quand l’émotion vient, son intégrité, dès lors insoupçonnable, touche :
Par exemple, le poète (p.67) tient sa permanence au festival lambda qui le convie : il se sent tenir poèmerie à son étal venteux comme on tient crèmerie, mais n’est ni fier de rendre ses rêves payants, ni heureux de les prétendre décisifs.
Ou bien, après une nuit fervente, alors que le (récent ?) couple prend son café sous la tonnelle, et qu’un « marron » tombe benoîtement sur la nuque de la dulcinée, une leçon non-newtonienne – mais magnanime et magnifique – de la chute de ce fruit (p.35) est tirée : « Je gardai le marron et remis son cri dans la coque de notre nuit d’amour« .
Enfin, lors d’une partie de luge qui, en aller-retours blancs, dure jusqu’à la nuit sur une colline, alors que les adultes jouent à être les enfants mêmes qui, derrière eux, s’excitent et les pourchassent, puis s’en dégrisent en s’arrêtant fumer une cigarette à mi-pente, arrive (comme seule la poésie – ni le mythe, ni la philosophie ne le pourraient ainsi ! – l’ose) Sisyphe en personne, ainsi :
« Sisyphe,
ce pourchasseur d’esclaves
vient nous menacer de son index :
« Sans relâche, s’il vous plaît ! » (p.73)
La poésie croate contemporaine (Branko Čegec, Ana Brnardic, Alen Brlek, Andriana Škunca …) nous avait déjà donné ce goût de lyrisme intelligent et de vaillante intégrité. Mais le francophile et fécond Dražen Katunarić y ajoute sa subtile compassion et ce savoir, qui n’est qu’à lui, de faire fables de simples métaphores.
Marc Wetzel
Dražen Katunarić, Je reste plus longtemps dans la mer – traduit du croate par Martina Kramer, Vanda Mikšić et Brankika Radić – l’Ollave – décembre 2022, 88 pages, 15€
Extraits
« Et le bulldozer dit :
je grave des signes
dans la terre
je la perce laboure
et retourne
afin de trouver
un noyau de cerise
quintessence de l’amour
Et la cerise dit :
souviens-toi de la douceur
de mes plaies
et laisse-moi
pousser fragile
contourne le noyau
par tes chenilles
je serai fertile si tu m’offres
la paix
un peu de paix
silencieux est le fruit de l’amour »
(Le bulldozer et la cerise, p.30)
« Le matin est froid, je retourne sur le stand loué,
allume une cigarette, reste ainsi toute la journée,
personne ne me demande rien.
Je suis un pauvre homme, je ne peux vendre aucune de mes métaphores
et je me sens parfaitement inutile«
(Un poète tient le stand, p.67)
« Qui suis-je pour avoir oublié d’essayer les vieux costumes de mon père
oublié la couleur des feuilles de l’automne 1986 lorsqu’il est décédé (…)
Qui suis-je pour avoir oublié que la vie est une route
que l’océan dégage bien les narines
que je serais recueilli par un navigateur si je nage très très loin
que notre amour tournait si vite en haine,
toujours plus grande, et c’est resté ainsi
que cinquante ans après je me suis faufilé jusqu’à la maison
où enfant j’avais cassé une fenêtre
je n’ai trouvé que des taches crasseuses sur cette vitre
ô, qui suis-je pour avoir même oublié ce que
je disais ne jamais oublier ? »
(Tout ce qu’une année j’ai oublié, p.59)