« Quitter sa langue natale, écrire en français », 26, Jindra Kratochvil 


Poesibao poursuit ici la publication d’une seconde série de contributions à la ‘Disputaison’ sur le thème de la langue d’écriture. …


Erik Desmazieres, Géography Theater, 2007, eau-forte et aquatinte, 195 x 265 mm © 2007, ProLitteris, Zurich (site de référence)

Ne pas ou ne plus écrire dans sa langue maternelle, est-ce un réel choix ? N’est-ce pas la langue d’accueil qui vous élit ? Est-ce une fuite, un exil, un rejet de son pays, une décision politique ? La langue adoptée est-elle une ‘contre langue’ (maternelle) ? Un exil dans l’exil ?  L’adoption d’une autre langue correspond-elle à un déplacement physique ? Est-ce une autre personne qui apparaît dans l’autre langue ? Peut-on parler d’un devenir-autre ? Et pourquoi le français ? Les questions sont nombreuses, elles se posent en vrac car l’histoire de la langue de chacun est un monde. Alors c’est l’histoire de poètes qui se sont aventurés dans la langue française, qu’on voudrait lire.
Cette disputaison a été conçue et préparée par Jean-Pascal Dubost. Elle fait suite à une première livraison de 16 contributions.

Aujourd’hui,  26ème contribution, celle de Jindra Katrochvil

Retrouver les contributions précédentes, série Asérie B en cours


Tout ceci n’a jamais été clair. Et aujourd’hui encore, plus que jamais, je me demande. Que s’est-il passé ? De quoi s’agit-il ? Est-ce une greffe ? Une mutation ? Une histoire de parasitisme ? Suis-je l’organisme hôte ? Le convive ? Si seulement l’affaire relevait du visible… En regardant de très près, on finirait sûrement par distinguer des cellules, par séparer les corps, peut-être par identifier, dans l’enchevêtrement des organes divers et variés, des tissus anciens, des moignons, des membres atrophiés. Conviendrait-il alors de parler encore de la langue maternelle ?

Je ne peux m’empêcher de penser au cas de ce crustacé parasite, Cymothoa exigua, une sorte de crevette de 3 à 4 cm qui infecte les poissons en s’attaquant à la langue. Littéralement, j’entends. Elle s’agrippe de manière permanente aux vaisseaux sanguins à la racine et se nourrit du sang qui lui est destiné. Petit à petit, la langue s’atrophie, parfois tombe, et le poisson apprend à se servir du parasite comme d’une langue de substitution. Il semblerait qu’il s’agisse là d’un « cas unique de parasitisme menant au remplacement complet et fonctionnel d’un organe » (Wikipédia).

Bien. Qu’en dire ? Qu’en penser ? Peut-être que le crustacé fait très bien l’affaire ! Peut-être que de tout son être il aspire à devenir une langue de substitution très agréable, une langue particulièrement talentueuse. Et puis, au fond – que savons-nous au juste des langues dans nos bouches ? Est-ce que nous savons vraiment d’où elles viennent ? De quoi elles se nourrissent ? Ce qu’elles ont remplacé ?

Naturellement, à ce niveau d’abstraction spéculative, les métaphores sont facilement réversibles : je peux tout aussi bien me reconnaître à la place du crustacé. Me souvenir comment je me suis un jour agrippé aux vaisseaux sanguins du français pour me nourrir, pour me faire une place, pour survivre, pour me répandre ; ces heures et ces années passées à baragouiner, à baratiner, à bafouiller, du matin au soir, à l’oral, à l’écrit, debout, couché, partout, avec tout le monde, tout seul, dehors, dans ma tête, bref – tout ce temps infini passé à apprendre à produire une certaine langue, un certain français, c’est-à-dire à me servir de l’existant qui m’entourait comme je pouvais pour le reproduire, avec plus ou moins de confort et de succès, mais aussi pour le dévier, le déformer, le tordre parfois jusqu’au grotesque puisque la vie et son expression sont parfois grotesques, outrancières, tandis qu’à d’autres moments elles ne sont que ridicules, plates ou pathétiques.

Vous voyez ? Lorsque je disais que tout ceci n’a jamais été clair ?

Ce qui est certain, c’est que je n’arrive pas à me débarrasser de cette idée, ou de ce sentiment, que nous ne savons pas grand-chose des langues que nous parlons. Comment est-ce qu’elles nous transforment ? Orientent nos points de vue ? Car l’influence est d’autant plus grande qu’elle est subtile, qu’elle se présente comme venant de soi, naturelle, innée – maternelle… En revanche, une langue étrangère, c’est-à-dire une langue consciemment apprise, restera pour toujours quelque chose de construit, quelque chose que l’on a appris à construire en intériorisant un grand nombre de règles fondamentalement arbitraires. Elle gardera un goût d’artifice, d’artefact, d’un monde construit où le sens ne va jamais de soi mais se négocie et se monnaie, parfois cher, parfois quoi qu’il en coûte. Ainsi, toute greffe de langue étrangère sera d’abord une leçon sur le caractère fabriqué du monde. Une poussée vers un monde bien différent de celui qui va toujours un peu de soi dans la langue maternelle ! On s’y trompe sans cesse : de chemin, de sens, de règle à appliquer ; on risque à tout moment de ne pas se faire comprendre, eh oui – on risque donc tout ! – on risque sa peau, comme dans une jungle, les homonymes vous sautent à la gorge, les gardiens des formes justes aussi…

Mais n’est-ce pas le cas de toutes les langues sans exception aucune ? En fin de compte, les langues maternelles s’apprennent tout autant, n’est-ce pas ? Et si la relative facilité du sens n’y était que la plus parfaite illusion ? C’est peut-être ce que les greffes linguistiques nous enseignent : que rien ne va de soi, que tout est métissage, hybridation, impureté, mélange. Que rien de ce qui est vivant n’est vraiment propre sur soi, clair et distinct, sagement assis en attendant son tour. Les langues n’étant évidemment pas en reste, bien au contraire, dès qu’un nouvel être hybride fait son apparition, elles se pressent de le tâter, de le renifler, de le déguster, de le nommer. C’est à peine si l’on peut voir de quoi il s’agit lorsqu’on s’approche pour regarder de près.

Jindra Kratochvil

Jindra Kratochvil est né dans une petite ville tchécoslovaque entourée de forêts et d’injonctions structurelles contradictoires. Il a publié Toutes mes pensées ne sont pas des flèches aux éditions Le Clos Jouve.