Christian Dotremont : dépassons l’art


Jean-Claude Leroy propose ici une lecture du livre de Christian Dotremont “Dépassons l’anti-art (écrits sur l’art, le cinéma, la littérature, 1948-1978)” paru à l’Atelier Contemporain.


Christian Dotremont, Dépassons l’anti-art (écrits sur l’art, le cinéma, la littérature, 1948-1978), L’Atelier contemporain, 944 p., 2022, 25 €.

Christian Dotremont, Dépassons l’art

« La vie ne se contredit que parce que nous la disons. »
Ch. D.

 

Figure importante de la vie artistique et littéraire européenne de l’après-seconde guerre mondiale, Christian Dotremont n’a sans doute pas la postérité qu’il eût méritée, c’est probablement qu’il ne l’a pas cherchée. Très jeune, il fut de l’équipe clandestine de La main à plume, qui vit le surréalisme continuer à s’exprimer par cette revue dans les conditions pénibles de l’occupation allemande, il fonda ensuite une revue d’essence au moins autant révolutionnaire que surréaliste qui dura le temps de trois numéros, Les deux sœurs, ensuite, et surtout, il sera un des fondateurs et acteurs du mouvement Cobra, qui regroupait des artistes expérimentaux de plusieurs pays : le Danemark avec Asger Jorn, les Pays-Bas avec Constant, Karel Appel, Corneille, la Belgique avec Dotremont lui-même, Pierre Alechinsky, Joseph Noiret, et quelques autres.

On sait que Christian Dotremont colla son écriture au plus près de la peinture, et qu’il peignit aussi une écriture particulière, les fameux logogrammes. Et il proposa des trajectoires et des images souvent en lien avec l’éblouissement que lui procura la nature (Ton absence est une glace / lourde sur mon cœur si lourde / qu’elle ne fond pas au soleil / du souvenir / qui me dévore). Son voyage en Laponie en 1956 fut pour lui un véritable choc esthétique… La poésie de Christian Dotremont a été réunie en 1998 dans un volume du Mercure de France préfacée par Yves Bonnefoy. Et une anthologie sur laquelle il avait lui-même travaillé est sortie récemment sous le titre Abrupte fable, aux éditions L’Atelier contemporain. Aujourd’hui, chez le même éditeur, ses articles, études sur l’art, le cinéma, la littérature sont attrapés dans un livre fort épais, préparé et introduit savamment par Stéphane Massonet.

Ce qui surprend dans les écrits de Dotremont, c’est la clarté de l’exposition, l’absence totale de préciosité, aucune intellectualité gratuite n’est ici à l’œuvre, Dotremont déroule simplement ses vues, et on les saisit d’un bloc. Tout est d’un même regard facilement partageable et d’une franchise qui fait du bien, de quoi en faire le parfait pédagogue d’une école heureusement décalée, où le lecteur trouve son espace et trace son chemin. Si la part belle est consacrée aux amis de Cobra, Jorn en premier lieu, peintre formidablement libre, et aussi auteur de quelques essais épatants (cf. notamment La genèse naturelle, éditions Allia, 2001), mais aussi Alechinsky et Appel, Dotremont a aussi écrit sur bien d’autres brillants personnages, contemporains ou non, par exemple sur Bachelard, Éluard, Marx, ou Baudelaire. Ou encore, à propos de son compatriote, le poète Paul Nougé, alors co-animateur de la revue Les Lèvres nues :

« Ce que fait Nougé, c’est me semble-t-il, condamner tout entier ce monde sévère et bas, et lui ajouter une dimension : la possibilité d’une victoire de l’esprit et des langages ; possibilité qui tour à tour est x (dans l’équation du savant), but (qui a besoin de tactiques), feu (dans la ville de tulle).
Les distances, les contradictions prennent donc des proportions supérieures : il ne s’agit plus de pour et de contre, ni d’aval ni d’amont. La liberté d’aller d’ici à là est d’un cheval, et « conquérir le monde, le dominer, l’utiliser » est d’un « beau poisson qui tourne dans son bocal » (comme il écrivait en 1924). » [p. 287]

Et plus tonique encore, à propos du « surréalisme révolutionnaire », dans un texte de 1947 qu’il publie dans la revue Les deux sœurs :

« Avec les ‘‘meilleures intentions du monde’’, nous avons été jusqu’à pasticher le surréalisme pour qu’il gagne quelques sièges aux perpétuelles élections littéraires jusqu’à le priver de ses indispensables avant-gardes polémiques, jusqu’à confondre avec l’écriture automatique une certaine diarrhée verbale, l’habitude ignoble de l’écriture, jusqu’à prendre un style chez Breton, jusqu’à prendre le style de Breton pour ‘‘le style surréaliste’’, jusqu’à voir une « usine à poèmes » où il y avait une demi-douzaine de niches individuelles, jusqu’à faire des lignes de vie du surréalisme en 1924 ou en 1930 ses « lignes de structures éternelles, jusqu’à jouer avec complicité : mettre l’accent sur ceci, l’éteignoir sur cela au nom de la dialectique ! » [p. 220-221]

Enfin, c’est sur un extrait d’une défense des arts populaires que nous conclurons cette note par trop laconique sur un ouvrage aussi riche que passionnant, sur un auteur de tout premier ordre. Texte écrit en réponse à une attaque de l’écrivain-anthropologue Luc de Heusch contre Asger Jorn, auteur avec Noël Arnaud d’une savoureuse parodie d’un essai de Claude Lévi-Strauss (Le cru et le cuit) intitulé La langue verte et la cuite, publiée en pleine vogue structuraliste. Dotremont y défend l’intelligence et l’inventivité des gens réputés comme étant de peu, qui sont aussi les siennes et celles de ses amis créateurs, ou d’autres contemporains qu’il admire (Dubuffet, Michaux) :

« En général, la ‘‘naïveté’’ des ‘‘naïfs’’ est une tentative insuffisamment savante vers l’art ‘‘savant’’, académique, à perspective classique, etc. Tentative dont nous admirons (moi aussi) les maladresses en fonction des habiletés de l’art ‘‘savant’’. En réalité, l’art populaire vrai n’a pas ces maladresses-là, il a une ‘‘maladresse’’ plus générale qui est son ‘‘habileté’’, plus autonome, plus brute. Et nous pouvons constater ceci : un certain nombre d’artistes, d’écrivains, qui ont assimilé les habiletés techniques et quelque histoire de l’art, ne s’y plaisent pas, veulent aller plus loin, bouclent la boucle et reviennent, par la violence ou le jeu, aux difficultés et facilités du départ, se rapprochant quelquefois ainsi, de la création populaire. » [p. 807]

Jean-Claude Leroy

Christian Dotremont, Dépassons l’anti-art (écrits sur l’art, le cinéma, la littérature, 1948-1978), L’Atelier contemporain, 944 p., 2022, 25 €.

On peut lire cette belle page de présentation sur le site de L’Atelier contemporain