Anne Malaprade ouvre pour les lecteurs de Poesibao ce très beau livre de Dorothée Volut, soigneusement édité par Eric Pesty.
Toute lacune se renverserait-elle en lagune ?
Comme toujours, l’éditeur Eric Pesty publie un livre qui est un objet magnifique : épuré, solide, il dit le trou et le plein, le silence et la parole. La couverture ne comporte pas de titre ni de nom propre mais un tracé, ce « contour des lacunes » (ou titre intérieur…) qui se trouve être un contenu, des lagunes-textes composant ce recueil élégant. La quatrième de couverture, elle, reproduit un article de dictionnaire consacré à ce terme étrange : la lacune c’est à la fois le vide et son contraire, le contenu et le contenant, et tout cela à partir d’une seule étymologie latine, lacus, qui a donné ces deux mots miroir. Toute lacune se renverserait-elle en lagune ?
Dans ce trou, au bord de cet abîme fini, se tiennent la voix, l’être et la personne de Dorothée Volut. Elle a rassemblé ici des textes divers qui ont tous en commun de cerner ce qui n’est pas dit tout en disant ce qui peut être formulé. Huit ensembles composent ce recueil, dont l’un est constitué d’une série de photos couleur et noir et blanc qui prolongent autrement la vision et ce qui peut en être retenu.
Il est beaucoup question de paysages et de nature, d’arbres et de fleurs, de pierres et de minéraux, de parois et de murs. Mais ces derniers ne sont jamais désertés par les vivants. Humains, animaux, insectes : la Nature réunit en elle un espace et un temps éminemment productifs. Et c’est au « stylo » de Dorothée Volut, très souvent mentionné, qu’il revient de tracer certains de ses « contours ». Le stylo dessine et écrit, dessine l’écrit, écrit un dessin imaginaire : il raconte, coud, remplit, et s’adresse à un lecteur qui est souvent directement interpelé. « Si tu pouvais voir, lecteur, ce cahier en train de se remplir, partant chaque fois de nulle part, tu comprendrais qu’autrefois le livre était blanc ». Ce lecteur, c’est une « présence future » qui se dit à la deuxième personne du singulier. Dorothée Volut lui confie ainsi : « J’étais avec toi dans l’espace d’avant l’apparition ». Aujourd’hui, c’est au lecteur de rejoindre cette écriture, et la personne qui a été, littéralement, « sauvée » par l’écriture. Cette personne écrit des poèmes au « stylo de laine ». Je ne sais pourquoi cette expression m’émeut : elle dit sans doute une forme de douceur et de chaleur, une attention enveloppante qui protège et qui lie, elle révèle aussi l’animal que nous sommes et ceux, muets, qui nous donnent tant à nous les humains. Ce stylo avance dans le secret et le refoulement. Il fait chanter le corps des lettres et celui des hommes, celui de tous les vivants. La laine s’étire, se tend, mais ne se casse pas. Elle maintient le contact, elle fait liaison entre le dehors et le dedans, entre moi et l’Autre, participant d’un « ordre des caresses » si essentiel au vivre-ensemble.
Dorothée Volut cherche sa langue : elle questionne, pose des constats, raconte, décrit avec une économie de moyens qui parvient à attirer le silence hors de lui. Sa laine tresse les mots aux choses, le fini à l’infini, le tendre au cruel, l’actuel à l’intemporel. Qu’est-ce qu’un paysage français peut révéler des guerres qui ensanglantent le Proche-Orient ? Pourquoi ce petit garçon s’appelle Hiram ? Comment un suicide porte, en creux, la naissance d’un nouvel enfant ? De quelle manière l’écriture de Simon Hantaï fait jaillir des étendues roses alors que le vide paraît souvent incolore ?
C’est un vaste champ magnétique que l’alphabet magique de Dorothée Volut met en place. S’y propage une tension qui n’est jamais tendue ni affolée. Une attention, surtout, qui respecte l’ordre de la Nature qu’il s’agit de contempler sans pour autant le célébrer de manière mièvre. Bernard Noël racontait que lorsqu’il ouvrait, au hasard, un des livres de sa vaste bibliothèque, il y trouvait toujours une formule qui répondait à la question inarticulée qu’il se formulait. Dorothée Volut, elle, ramasse des cailloux, des fruits, mais aussi des morceaux de texte. Elle trouve ainsi des fragments écrits abandonnés, oubliés au sol. Des textes à terre qu’elle glane et pour lesquels elle est une fée destinataire. Des cahiers, des cartes, des extraits de lettres avec lesquels ses mains jouent à cache-cache. Ainsi, au cœur du mot « suicide » repose l’adverbe « ici », de même qu’au cœur du mot « lacune » vibre un « g » qui illumine et nourrit nos vies.
Anne Malaprade
Dorothée Volut, Contour des lacunes, Eric Pesty, 2024, 100 p., 22€