“deux machines”, un texte de Christine Jeanney

Poezibao a aimé ce texte publié de manière un peu confidentielle par Christine Jeanney, une réflexion sur des objets d’autrefois, machine à écrire, machine à coudre, héritage aussi.

Deux machines


La machine à écrire

J’ai récupéré hier la Remington de mon père
avec sa housse de plastique presque transparent, grisé et mat. Elle n’a plus d’encre dans son ruban
ni d’encre noire ni d’encre rouge
mais le ruban est encore en place
avec ses deux bandes parallèles rouge-noir.
Cette machine à écrire a plus de soixante-dix ans
je ne sais pas son âge exact
je l’ai toujours connue
en tout cas, depuis que mes yeux ouverts ont
commencé à capter
les formes et les couleurs
pour les transformer en items,
en objets, en personnes, en panoramas, elle est là.
Nous avons été séparées très longtemps elle et moi
mais le temps est venu des dispositions à prendre
avec éparpillement, distribution à gauche, à droite, à Emmaüs et à la déchetterie
et
parce que je l’ai demandé
la Remington est maintenant posée sur le lit d’appoint.
Elle est très lourde.
En tout cas elle est très lourde pour moi.
Mon frère l’a portée jusqu’au coffre de ma voiture, j’ai demandé Elle est lourde ? il m’a dit Non, ça va. Mon mari l’a transporté du coffre de la voiture au fauteuil du salon, j’ai demandé C’est pas trop lourd ? Non, ce n’est pas pratique à tenir, mais ce n’est pas si lourd que ça. Mon fils l’a montée à l’étage et posée sur le lit qui ne sert que trois fois par an et il n’a rien dit. Il est jeune et fort. Moi je suis incapable de la soulever. Je ne pense pas que ce soit une question de muscles. Mais je ne sais pas quelle question c’est.

Je ne sais pas non plus qui était la demoiselle d’honneur sur la photo du mariage [1950] de ma mère, car ma mère l’a oublié. Ma mère a téléphoné ce matin à mon frère pour lui demander de prendre la pochette orange qui est dans le buffet. Hier mon frère a pourtant expliqué à ma mère l’heure des dispositions à prendre (déchetterie, démontage, Emmaüs, camion, cartons, distribution, maison vide) mais ma mère a oublié. Dans son esprit, le buffet existe toujours, à la place que je lui ai toujours connue, et la pochette orange se trouve dedans. Si on lui demande Qu’y a-t-il dans la pochette orange ? elle répond Des papiers, puis, après un temps de silence, Je ne sais pas.

Nous sommes des animaux bizarres.
Nous savons qu’à chaque seconde des milliards d’étoiles naissent dans l’univers
mais nous ne savons pas qui est sur la photo de mariage
de nos parents
et nous ne mesurons pas le vide des maisons vides.

Je ne sais pas du tout pourquoi mon père avait acheté cette machine à écrire. Quand j’y pense, je n’ai jamais vu personne l’utiliser à la maison, à part moi, mais elle ne m’appartenait pas. J’ai toujours emprunté de quoi écrire.
Je devais avoir neuf ou dix ans, j’écrivais une pièce de théâtre, avec des quiproquos, des portes claquées et un personnage principal appelé Georges. Je m’appuyais sur ‘Au théâtre ce soir’ que je regardais en cachette, accroupie, dans l’angle de la porte de ma chambre. Mes parents sur la banquette ne pouvaient pas me voir, ils m’avaient envoyée au lit à l’heure de mon couvre-feu habituel, ils ignoraient que je regardais le même programme qu’eux tous les soirs. Souvent je ne comprenais rien. Parfois j’avais peur. Je crois me souvenir du film ‘Le garçon aux cheveux verts’, j’ai eu si peur que si je le vois aujourd’hui dans la liste des films disponibles proposés, j’ai un mouvement de répulsion physique qui me rend incapable de le regarder. Eugène Labiche et Feydeau ne me mettaient pas mal à l’aise, eux, c’est pourquoi mon Georges virevoltait en claquant les portes sur la Remington. La touche point d’exclamation travaillait si dur que je ne l’utilise plus maintenant qu’en cas d’extrême urgence.

Je vais tenter d’acheter un nouveau ruban à la machine histoire de faire de nouvelles empreintes sur le sable du cerveau
papiers disparus, grimaces comiques, couleurs sidérantes.
Quelqu’un passe dans la rue en jouant de l’harmonica. Le jasmin d’hiver lance deux bourgeons jaune poussin ce matin. Le kiwi a perdu ses feuilles et
l’abutilon panaché fleurit depuis le mois d’avril
en continu
jusqu’aux premières gelées dit-on.
Mais s’il ne gelait pas ?



La machine à coudre

je n’ai pas ouvert la housse de la machine à coudre
elle-même placée dans un contenant en osier
j’ai juste soulevé un pan – qu’elle est légère
juste aperçu des fleurs colorées sur son capot
comme pour un jouet d’enfant – mais ma mère n’est plus
une enfant – j’ai maintenant
sa machine à coudre
chez moi
avec sa réserve de boutons et sa boîte à ouvrage
aux bobines de fils emmêlés
je vais peut-être m’en servir
elle aimerait que je m’en serve, même si elle ne comprendrait pas ce que je ferais avec, peut-être coudre des pages, coudre du papier, coudre des empreintes de peinture, mes essais de gravures tentées, rien qui serve, rien d’utile, que du récalcitrant, comme des taches, des lignes creusées ou des lignes ouvertes, coudre du carton, du plastique d’emballage et des lirettes de tissu déchiré, des tissages rectangulaires qui occupent mes mains qui occupent ma tête, comme quand je brode des pierres trouées ou que je dessine à la plume et à l’encre de Chine sur des coquillages, sur des couvercles d’huîtres bien plats où la couleur de la nacre fait comme un œil de poisson
je dessine le poisson.
Il n’y a
pour l’instant
rien à en dire,
mais c’est possible.
La Terre tourne à 1670 km/h.
Les mouettes crient.

Ce texte a été publié dans la revue de Christine Jeanney, Et soudain le 25 novembre 2022.

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