Denise le Dantec, “Ô châteaux”, lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop explore ce long poème, riche et foisonnant, “Ô châteaux”, de Denise le Dantec, publié aux Editions Sans Escale.



Planent, royales, irremplaçables, sur ce long poème riche de subtile simplicité et de foisonnante rhizomaticité spirituelle au sens large de ce terme, deux voix, celle de Rimbaud, celle de Mandelstam. Et la quasi épigraphe que Denise Le Dantec elle-même nous offre dès le début de son livre en confirme les deux forces entretissées qui résident au cœur de l’œuvre rimbaldienne comme de celle de Mandelstam : la puissance de l’amour et la nécessité de vivre intensément toute la complexe, contrastive et parfois pénible splendeur que le monde nous apporte. Et, comme l’affirme le premier micropoème du macropoème qu’est Ô Châteaux, tout ce qui s’y inscrit, toutes les observations, découvertes, conceptualisations, autoauscultations, articulations, toutes les paroles requises pour ce faire, tout le réel vécu, imaginé, rêvé d’où surgit le texte, ‘ceci est poésie / [graphème irradiant / que je ne saurais décrire]’ (12). Et ce ceci, comme le cela de la Chandogya Upanishad, sera, sous toutes ses formes, ‘un baiser amoureux / et […] un puits sans fond’ (86), un déluge de c’est, de voici, d’il y a, d’anaphores (les nous, les tu, les peut-être, etc.). Tombent sans cesse dans le ‘lit du poème’, comme Deguy aurait dit, l’infini de la finitude – ‘le gardénia de Billie [qui] trempait dans un vase’, ‘les diamants [qui] coulent / dans les ruisseaux’, ‘une noix de gingko en jade’, ‘une femme qui lit le Protagoras’, ‘deux patineurs [qui] dansent / sur un médaillon de glace / en discutant du Cogito’, ‘bateau parmi / les anémones les poulpes / & le speedway’, ‘les cadeaux des dieux [qui] ont été mis / dans des draps de meunier’, ‘un maquereau couleur de janvier-février’, ‘des immeubles qui basculent’, ‘une déesse dans sa crypte’. ‘mon vocabulaire dans celui du gel’, ‘tu connais le Théorème d’Emmy Noether’, ‘a-t-on planté des barbelés Concertina 0 300’, ‘nous mangeons des hirondelles parce que nous sommes les filles de Procné’, ‘les vrilles frissonnent. Les antennes – le poème. / Presque rien’, ‘une aiguille de pin un brin de paille / un théta un iota / peut-être un rêve’…

Ne cesse en effet de pleuvoir fascinations de l’instant, fragments de perception, fantaisies et simples intensités, de petites extases, quelques pleurs, le poème site d’ouverture, de spontanéité, de reconnaissance, plongeant dans le vivace comme dans l’à jamais surgissant sentiment du fragile, du mourant. Le rythme est kaléidoscopique, haletant et serein à la fois; il disloque au moment même de son rassemblement détendu; son minimalisme, son compactage, cache et révèle une plénitude, un fourmillement; nous sommes au cœur d’un avec-ce-qui-est qui refuse toute clôture. Et le poème se déclare invitation à son grand bal du vaste et capricieux quotidien, cette étonnante et constante renaissance de notre être-dans-le-monde inséparable de sa disparition, cette légèreté de son souffle qui s’avère simultanément étreinte du présent, acte de flairer le mortel et intuition d’‘une dimension d’éternité’ (92). ‘Un monde, lit-on, point par point comme quand l’aiguille…’ (90) – et la phrase reste inachevée, inachevable, suspendue, pendillant sur l’imprévisible et un non-savoir jaillissant de la chatoyante relativité de toute nomination face à l’immense.

Pourquoi écrire dans de telles circonstances ? Selon quel horizon de valeur faut-il voir et vivre le poème ? Pour ‘assister à l’éclosion du monde’, répond le poème (47). Pour ‘essayer de vivre’, murmure sa voix, incertaine (44). La logique du poïein est, comme son texte, multiple, mouvante, toujours en train d’ajouter à la conception qu’en a la poète. Le poème est ainsi interrogation et exploration sans conclusion. Il est apprentissage sans fin de l’acte de dire ‘je t’aime’ (11); il est cet acte et ce lieu où exposer et donner son propre ‘cœur’ (62), ce battement qui n’en finit pas, infini comme le monde lui-même (51); il est ce cela, ce ceci, ‘au service du papillon’ (69), comme de tout le reste, implicitement; son regard existe pour devenir ‘vision’ (79), car il est plutôt métaphysique que strictement physiologique et rationalisé ; et son amour, refusant tout jugement, tout absolu, comme tout didactisme, devient ‘chant’ (60), tourné simultanément vers le ‘psaume’ de l’extérieur (82), vers les murmures de l’intérieur, vers le réel sous toutes ses formes sensoriellement captées, aussi indicibles ou relativement nommables que ce ‘quelque chose qui se chuchote dans le zézaiement des joncs’ et qu’on appelle rivière (50). Chanter : mimer cette musique ontique incessamment surgissant, infiniment variable, volatile, insaisissable, aller-dans-le-sens sans jamais vraiment y atteindre, comprenant que le poétique se replie, tout en étant preuve d’une disponibilité infaillible, sur lui-même, sur cette ‘poésie qui est le sujet du poème’ (78) – celle des choses, celle des mots, celle de la pensée. Rien n’échappe à cette équation du faire, de la définitive poïéticité de l’être. Son sens, une polysémie-polyphonie ‘amoureuse’ (89), avec sa puissance ‘philocalique’ (67) qui, à partir de l’apparente ‘pacotille de nos vies / (j’ai peine à dire)’ (100) et malgré le sentiment parfois de frôler quelque chose d’apocalyptique (107), pousse à voir et entendre, au cœur de ‘l’inceste du vers’ où lettres et syllabes font l’amour (39), viscéralement-mystiquement, ‘jusqu’à ce que cela finisse’ – et cela, ‘c’est beaucoup’, déclare le poème (84). Que demander de plus? On n’a qu’à remercier.  

Michaël Bishop

Denise Le Dantec, Ô châteaux, Éditions Sans Escale, 2022, 109 p., 15€.