Daniel Payot, « Petites proses de philosophes » [Dossiers critiques]


Daniel Payot s’interroge sur le fait que certains philosophes s’essaient au genre de la petite prose faite de textes concis.


 

Petites proses de philosophes

La publication récente de Ce que j’ai vu, entendu, appris… de Giorgio Agamben réactualise une question que se posent peut-être les lecteurs des philosophes des XXe et XXIe siècles : pourquoi certains d’entre eux, abandonnant pour un temps les formes qui leur sont plus familières – l’essai, l’analyse, l’argumentation développée, voire la démonstration – s’essaient-ils au genre d’une petite prose faite de textes concis, apparemment plus descriptifs qu’interprétatifs, d’une inspiration probablement plus spontanée que patiemment réfléchie ? À quel besoin répondent « Brèves ombres » de Walter Benjamin, Amorbach de Theodor W. Adorno ou les Sténogrammes philosophiques de Günther Anders, pour ne citer, sans souci d’exhaustivité ni même d’exemplarité, que ces seuls titres de quelques philosophes auxquels Agamben n’est sans doute pas indifférent ?

Certains de ces textes sont autobiographiques. S’ils ne le sont pas tous, le fait que certains le soient pourrait constituer un indice. Là où traditionnellement on attend d’un philosophe que ses réflexions exposent ou traduisent des manières universelles d’être au monde, ce sont des paroles personnelles, subjectives, qui s’expriment.

Certes, il est parfois difficile de discerner si ce faisant ces paroles projettent la personnalité de leur auteur au rang de modèles pour toutes et tous ou si au contraire elles attestent la modestie de qui assume résolument les limites de son individualité. Mais en l’occurrence, la référence à soi n’est peut-être que l’une des modalités d’une disposition semblablement repérable, qu’elle se rapporte au locuteur lui-même, à ce dont il parle ou aux deux à la fois. Car on remarque que le ton de ceux parmi les textes cités qui ne sont pas expressément autobiographiques n’est pas fondamentalement différent, quand ils s’attachent, plutôt qu’à raconter la vie de leur auteur, à rendre justice aux phénomènes qu’ils dépeignent.

Dans tous les cas, on observe une attention toute particulière portée à ce qui existe par soi-même, comme s’il s’agissait, en chaque personne, chaque situation, chaque chose dont il est question, de libérer et de protéger ce qui en elle est irréductible à la généralisation, ce qui résiste à son incorporation dans des catégories et des classifications préalablement établies.

On pourrait ainsi supposer une correspondance, implicite mais pas fortuite, entre le choix de la forme – la petite prose – et le soin d’une réception à la fois précise et bienveillante des singularités.

 

Dans un cours de 1964-1965 récemment traduit, Adorno évoquait une telle disposition accueillante. Il en faisait même l’une des manifestations tangibles d’un « tournant décisif vers une philosophie actuelle » et invitait ses étudiants à réfléchir sur une manière nouvelle de « philosopher sur le concret », manière qu’il explicitait ainsi : « les éléments concrets convoqués (…) sont eux-mêmes reconnus dans leur signification spécifique (…) au lieu d’être simplement présentés comme des exemples ou des cas paradigmatiques de concepts généraux quelconques, qu’ils serviraient à démontrer, comme c’était le cas des philosophes d’une génération ancienne (…). »

On peut alors penser que la « petite forme » répond, parmi d’autres possibilités, à ce souci de reconnaissance : une fois évoquée, posée, reconnue, la personne, la situation ou la chose singulière est laissée à elle-même ; en dire davantage serait commencer à la cerner, à la circonscrire, à la dominer. Là, accueillie dans les limites temporelles et spatiales d’une apparition fulgurante, elle est confiée, dans sa singularité, à l’infinité de son existence et aux imprescriptibles relations qu’elle entretient peut-être avec une multiplicité d’autres singularités : et seule rayonne son expérience propre, spécifique, dans laquelle se devinent des arrière-fonds innombrables, mais qui en elle-même demeure soustraite à toute assignation à quelque impérieuse identité.

L’écriture elle-même diffère alors, dans sa spatialité et sa temporalité, de celle de l’essai et du discours. Mais elle n’est pas pour autant irrationnelle. Au contraire : n’est-ce pas la raison qui, par ce biais, reconnaît ce qui, sans l’abolir, ne se soumet pas totalement à ses ordonnances et à ses logiques ? Et si la petite prose était le mode trouvé par la raison pour rendre hommage à ce qui, partiellement, échappe à son emprise ?

 

À ces questions, ajoutons-en une autre, qui ne recevra pas davantage ici de réponse, mais qui élargira peut-être le champ des premières : est-ce un hasard si les auteurs cités plus haut à titre de rédacteurs de petites proses philosophiques se sont aussi beaucoup intéressés à la poésie ?

Walter Benjamin, qui écrivit dans sa jeunesse tout un cycle de sonnets, ne cessa de s’intéresser à Baudelaire, commenta les poèmes de Brecht et rédigea des textes importants, sur Goethe, Hölderlin, Valéry et le surréalisme.

Theodor W. Adorno, qu’il serait bien injuste, comme l’a bien établi Youssef Ishaghpour, de réduire à sa seule déclaration sur la poésie après Auschwitz, est l’auteur de « Discours sur la poésie lyrique et la société » (1958) et d’études sur Goethe, Hölderlin, Eichendorff, Wilhelm Lehmann, Rudolf Borchardt, Stefan George, Valéry, le surréalisme.

Quant à Günther Anders, on peut découvrir ses réflexions sur la poésie dans un court texte intitulé « Écrire de la poésie aujourd’hui » et lire l’article de Christophe David intitulé « Günther Anders ou la Shoah entre réalité et abstraction » paru dans la Revue d’Histoire de la Shoah, n° 207, octobre 2017, texte dans lequel l’auteur se réfère à des poèmes d’Anders lui-même : un choix de poèmes in Ma judéité (Paris, Fario, 2016) et des élégies dédiées à Walter Benjamin, publiées dans la revue Europe, n° 1058-1059-1060, juin-juillet-août 2017.

D’Agamben lui-même, citons La fin du poème, l’article de 2013 intitulé « Sur la poésie de Patrizia Cavalli » et La folie Hölderlin. Chroniques d’une vie habitante (1806-1843).

 

Écrire des petites proses philosophiques et s’interroger sur la poésie, cela relèverait-il de motivations voisines ? Les questions de la singularité et de l’irréductibilité aux assignations identitaires exclusives se retrouveraient-elles ici comme là, sans doute pas de la même façon, mais peut-être portées comme des échos d’une rive à l’autre, devinées dans les intervalles prolifiques que leurs échanges suggèrent ?

Daniel Payot

Walter Benjamin
« Brèves ombres » [1929, 1933], traduction Maurice de Gandillac et Pierre Rusch Œuvres, volume 2, Gallimard, 2000, p. 340-354 et traduction Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Images de pensée, Bourgois, 2011, p. 123-131 et 227-233. // Sonnets, traduction Michel Métayer, Walden n, 2021 // Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduction Jean Lacoste, Payot, 1982 // Essais sur Brecht, traduction Philippe Ivernel, La fabrique éditions, 2003 // Œuvres, volumes 1, 2, 3, Gallimard, « Folio », 2000.

Theodor W. Adorno
Amorbach, [1963-1967], Allia, 2016 // Leçons sur l’histoire et la liberté, Klincksieck, 2024 // Notes sur la littérature, traduction Sibylle Muller, Flammarion, 1984 // Notes sur la littérature II, traduction Lambert Barthélémy et Gilles Moutot, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2004 // Adorno / Celan, Correspondance, traduction Christophe David, Nous, 2008 // Youssef Ishaghpour, Le poncif d’Adorno : Le poème après Auschwitz, Éditions du Canoë, 2018.

Gunther Anders
Sténogrammes philosophiques [2006], Fario, 2015 // « Écrire de la poésie aujourd’hui », lien vers l’article // Christophe David, « Günther Anders ou la Shoah entre réalité et abstraction », lien vers l’article

Giorgio Agamben
Ce que j’ai vu, entendu, appris…, traduction Martin Rueff, Nous, 2024 // La fin du poème, traduction Carole Walter, Circé, 2002 // « Sur la poésie de Patrizia Cavalli », Recours au Poème, en ligne sur le site : lien vers l’article// La folie Hölderlin. Chroniques d’une vie habitante (1806-1843), traduction Jean-Christophe Cavallin, Armand Colin, 2022.