“Combine”, de Benoît Casas, lu par Emmanuel Laugier


Emmanuel Laugier invite le lecteur de Poesibao à une découverte combinatoire des mille poèmes du livre “Combine” de Benoît Casas.



Benoit Casas, Combine, éd. Nous, 2023, 272 p., 20€


Attraction, intensité, gestes, fétiches

Combine est le onzième livre de Benoit Casas. Sur les 1000 poèmes que ce livre combine et appelle à combiner (selon l’impératif qu’il suppose contre le substantif qu’il peut aussi faire entendre), commençons donc par le onzième (undicesimo) : « 11 / Ces objets / devant lesquels / ils s’avancent / et disent les / choisissant / intensément / des mots dont / nous nous / souvenons / et que nous faisons / nôtres », dont il est flagrant qu’il énonce la mission dont chaque poème devrait relever, le pluriel renvoyant à chacun des actes qui le suppose et l’élève, à la multiplicité bigarrée des gestes qui l’effectue, comme à sa rapidité supposée d’exécution : il faut combiner vite pour ne pas perdre l’inscription acérée des choses devant lesquelles les poèmes s’avancent et « disent les / choisissant / intensément / des mots ». Il faut ne pas perdre la trace furtive des choses vues dans le ton (phoné) des mots faits « nôtres ». Le 606e poème l’écrit clairement : «Poèmes / innombrables / poèmes / nombrables / programme / acharné / aux détails / saisissants ». Combine, on peut déjà le dire, travaille à cet espace du livre où chaque poème se veut indice de la poésie comme expérience (pour reprendre le titre du livre de Philippe Lacoue-Labarthe).

Venons d’ailleurs sur l’une de ces expériences : le marquage spatial de Combine. Car il est immédiatement perceptible : chaque page se divise en effet par le milieu en deux séries, la numérotation les distinguant l’une de l’autre. Le haut de la page commence à l’unité 1 et se poursuit de page en page jusqu’au 500e poème, le bas de la première page commençant par le 501e poème et se poursuivant jusqu’au millième. La direction du livre se divise donc spatialement en deux séries continues. Parallèle l’une à l’autre, elle indique le sens de la lecture, mais l’indique seulement comme une expérience possible, puisque l’impératif supposé de « combine » appelle le lecteur à croiser sa lecture comme il le veut, c’est-à-dire à multiplier les combinaisons entre la double horizontalité de la page (4 poèmes s’y spatialisant) et la double horizontalité de la double page où 8 poèmes dessinent son espace. Rien n’empêche alors en effet de diagonaliser sa lecture d’un côté comme de l’autre, un mot qui fit titre (Diagonale, 2007, éd. Nous) et définition dynamique de l’opération de l’écriture du poème (Alain Badiou, Que pense le poème ? ,ed. Nous, 2016). C’est aussi à une expérience de lecture de poèmes rapides vifs très rapides que l’on se donne, vitesse partagée et ponctuée parfois d’arrêts sur l’instantané (le mot est une seule fois écrit en 896) photographique du poème blitz (830). La logique d’écriture et de consignation de Combine se dit en même temps que le livre s’écrit, indique ses élans, entremêlant des expériences aussi ordinaires que communes, parfois y méditant un aspect de sa poétique comme de sa pratique, l’incongruité d’un vision (hypothétique, probable, étrange, non-évidente), ou leur netteté incontournable, la variété des affects (de joie, d’abattement, etc.), la nécessité de la précision du langage y étant toujours actualisée, comme la beauté vive du poème maigre, sa condensation magnifique, grenade pleine de grains rouges disséminés dans un livre de poèmes lucioles.  
Sur les soixante et une occurrences du mot « poème(s) », puisque de poétique il est aussi souvent question dans Combine, le poème 606, page 54, si on lit Combine page à page, est la onzième place. Coup de dé par lequel toute la place est donnée à la chance et à un hasard objectif où le poème est à l’endroit où il est et dit ce qu’il dit : « 615 / Les poèmes / sont / les lieux / de la / poésie », ils ponctuent d’un seul élan et rythme la page, ils sont chacun, mis à part l’acte de combinaison du lecteur, suivi ou pas, ressouvenu ou pas, leur seule frappe chiffrée, ils sont sous le soleil exactement, au pic de leur énonciation : « 896 / Un poème / instantané / un lieu / de tenue / de l’action / et du / temps ». Il faut aussi compter sur l’herméneutique discrète par laquelle se combinent autant le travail de questionnement du sens et de sa précision que l’agencement syntaxique des poèmes auquel l’écrivain se donne en composant le livre. Mais aussi sur celui du lecteur recomposant dans sa mémoire, au fur et à mesure de sa / ses lectures, ce que les poèmes avancent et disent. Aussi faudrait-il alors prendre en compte que « 450 / De l’autre / côté / de la / page / l’ombre / du / poème » est aussi l’une des frappes continuées du poème s’écrivant et se lisant. Il faut poursuivre ces ombres qui, à chaque poème, lorsque la page est tournée, se dessinent à leur revers jusqu’au millième. Chacune forme alors le carré du poème, sa micro page où l’écriture et ses expériences se voient autant qu’elles se lisent.

Lisant Combine j’ai lu et donc vu autant l’architecture restreinte mais tenace du poème et de l’expérience qu’il créé, que vu et lu en lui le nombre multiplié d’expériences dites selon chaque poème ; et par eux s’inscrire la nécessité de leur notation, leur raison, leur imperium palpable : imaginons, car le partage du sensible agit le livre et lui donne corps, comment le poème y devient un quartier d’orange sanguine explosant dans la bouche sous le soleil sicilien, et pourquoi pas celui du grand Cattafi dont Eau de poulpe rassemblera les poème de Sicile (1) Les livres de Benoit Casas, depuis L’Amant de Sophie (éd. Prétexte 2003) à L’ordre du jour (Seuil, Fiction & Cie, 2013), Précisions (2019, éd. Nous) ou Venise toute (éd. Arléa, 2022), travaillent, à chaque fois, à chaque ligne de livres lus, à dégager (dégainer) d’autres ordres du jour, ceux de chacun comme ceux de ses livres à venir, Combine compris bien sûr. La densité discrète, mais sûre, de Combine, son efficace, qui est la netteté de son écriture, sont l’une et l’autre évidentes. Combine est ainsi un livre où la chair du monde, dans la joie qu’elle ouvre, est basse continue de l’appel au poème, comme le voyage, l’Italie, la peinture, John Cage ou Bach, la photographie, les écrivains aimés, les ami.e.s, la politique, la marche et les baignades, l’ascèse joyeuse et le pari du travail d’écritures et de traduction, les animaux, les insectes et les cristaux. C’est la raison pour laquelle il faut aussi dire qu’à l’évidence telle qu’elle conduit et construit de nombreux poèmes s’ajoute aussi l’introduction en eux de facteurs d’étrangeté, évidence et étrangeté à penser que le mathématicien René Guitart a déplié dans son livre (éd. Puf, 2000), et par lesquels, ici, le poème diagonalise l’évidence et l’ordinaire reconnu à de la non-évidence et du non-ordinaire, pour ne pas dire qu’il les tresse. Le poème y devenant ce petit rouleau de fils de raphia que les paysans du Sud ont dans leur poche. La volonté implicite de Combine de ne pas les séparer densifie alors plus encore les séries parallèles et leur lecture croisée. Ce qui résiste à la possibilité d’être dit étant aussi ce que le poème écrit et se doit d’écrire. La syntaxe et ce que j’ai appelé plusieurs fois son effort, qui est ce à quoi s’arrache le poème, en est ici l’indice d’inscription, de concentration et de direction :  « 679 /  Le monde / tout ce arrive / les forces / de la langue / et du geste / les capacités de / délicatesse / et de / conviction ». Les actes du poème deviennent ainsi et à chaque geste ce Craft (Zukosky), ce métier-artisan-ouvrier voulu, véritable acte de foi d’une vie qui choisit son cap, et par lequel se définit, ici, en mille fois, une éthique.

Emmanuel Laugier

Benoit Casas, Combine, éd. Nous, 2023, 272 p., 20€

[1] le livre est à paraître aux éditions Nous au mois de mai, dans une traduction de Giulia Camin et Benoit Casas.

On peut aussi lire des impressions de lecture de ce livre, à la fin du Flotoir de Florence Trocmé, mis en ligne hier.